Un 24 décembre. Le soir est tombé et les rues sont pratiquement désertes. La plupart des gens sont à la maison, en train de se préparer à fêter le plus célèbre anniversaire du monde, le jour où le Christ est descendu sur Terre pour sauver les Hommes.
Pour l'heure, seul erre encore un petit garçon, dans les dix-douze ans, sale, vêtu seulement d'un T-shirt et d'un caleçon usés, le pas lourd, vacillant comme l'ombre d'un fantôme. Toute la journée, il a ratissé les quartiers environnants, essayant vainement de vendre quelques billets de loterie (mais qui, en ce jour, aurait eu l'esprit à cela ?).
- Je hais Noël ! Et pourquoi donc ce Jésus aurait-il son anniversaire fêté par tout le monde, et moi qui ne connais même pas mon jour de naissance ? Aujourd'hui, je n'ai pas vendu un seul billet de loterie, il va pouvoir se reposer, mon estomac, grommelle t-il, amèrement.
N'ayant pas le cœur à rentrer, il continue de marcher sans but, jusqu'à arriver à un pont où soudain il voit un homme l'enjamber, comme pour sauter par dessus. Pris de peur, il accourt en criant :
- Monsieur, monsieur !
L'homme s'immobilise un bref instant puis se remet à grimper.
- Monsieur, attendez moi ! reprend l'enfant en hurlant plus fort.
"... Attendez moi" ces mots semblent avoir un effet sur l'homme qui lâche la rambarde.
Le gamin s'approche, prend les bras de l'homme et lui demande :
- Que comptez vous faire, monsieur ? Quoi qu'il en soit, pourquoi ne pas en discuter ?
L'homme se dégage et s'écrie, passablement énervé :
- De quoi tu me mêles, morveux ? Je fais ce que je veux, non ?
- Eh bien, c'est-à-dire que je ne suis pas moi-même très heureux en ce moment, alors...
- Non mais, tu ne vas pas faire des bêtises comme les adultes, non ? Et puis comment pourrais-tu être plus désespéré que moi ? Provenant d'un enfant, ces idées tristes font peur et l'homme en oublie sa propre situation.
Le gamin baisse la tête et murmure :
- Et si on se racontait nos états d'âme ? Au moins cela nous soulagerait un peu, non ?
Après une brève hésitation, l'homme s'assied à même le sol, le dos appuyé contre la rambarde du pont, la tête rejetée en arrière et commence son récit :
- Ma foi, au point où j'en suis... Bon, allez, je commence. J'avais tout pour être heureux : un boulot correct, une femme merveilleuse, trois beaux enfants et tout allait pour le mieux. Et puis, un beau matin, sans crier gare, tout s'est effondré comme un château de sable. Il se trouve que mon patron a un neveu fraîchement sorti de la fac', et donc en quête d'un emploi. Nous étions déjà au complet dans la boîte, mais devant l'insistance de sa sœur, mon patron a été forcé de me virer pour embaucher son neveu. Dépité et désespéré de ne pas retrouver un travail, je me suis mis à boire du matin au soir. Du coup, ma femme y a trouvé prétexte pour divorcer et me foutre dehors comme un malpropre. J'ai alors appris que j'étais cocufié par mon voisin depuis un certain temps déjà.
Du côté de ma famille, mes deux frères et ma jeune sœur ont tous refusé de m'aider et mes amis ont commencé à me déserter. J'ai encore la chance d'avoir mon meilleur ami qui m'héberge provisoirement, mais sa femme ne va pas tolérer cela longtemps.
Tu vois, en trois mois, j'aurai tout perdu, emploi, logement, famille, amis. Tout. Pour quelles raisons continuerai-je à vivre, dis moi ?
Tout le ressentiment accumulé semble avoir trouvé une échappatoire dans ce flot de paroles que l'homme égrenait d'une traite, sans même prendre le temps de souffler, pour finir sur un soupir libérateur.
Après un court moment de silence comme pour bien digérer le récit de l'homme, le petit garçon murmure, les yeux perdus dans quelque abîme du passé :
- Oui, c'est vrai, vous avez tout perdu et c'est bien triste. Quand je me retourne sur mon propre cas, je réalise que je n'ai même pas la chance d'avoir quelque chose à perdre. Je n'ai pas un toit pour m'abriter, pas de vrai travail, pas de famille, pas vraiment d'amis. Je ne sais même pas quel jour je suis né, ni même qui sont mes parents. A ma naissance, ma mère m'a abandonné devant la porte d'une église et j'ai été élevé dans un orphelinat jusqu'au jour où ils ont dû fermer, faute de subventions. N'ayant pu trouver une famille adoptive, j'ai été forcé de me débrouiller tout seul dans la vie, cherchant subsistance dans la vente de quelques billets de loterie, voire en fouillant les poubelles les mauvais jours. J'ai bien reçu un nom mais aujourd'hui dans la rue, on m'appelle Loto, référence aux billets de loterie que je vends, mais personne ne miserait sur un garçon comme moi... La voilà, l'histoire de ma vie.
A cette évocation, l'homme se sent d'abord gêné, puis de plus en plus honteux. Il y a toujours mieux loti que soi, mais il y a toujours bien plus malheureux.
- Ce gamin déjà marqué par les vicissitudes de la vie, n'a pas connu un jour heureux de sa vie et moi, je me plains de quelques revers du sort. Je ne lui arrive vraiment pas à la cheville, se dit l'homme, buvant sa honte.
Du coup, il se lève d'un bond, se brosse les vêtements et dit :
- Bon, eh bien, il se fait tard et il faut que je rentre. La maîtresse de maison va encore se plaindre et ce serait injuste pour mon ami. Mais tiens, je vais t'acheter cinq billets de loterie et puis, voici un peu d'argent pour te payer un petit repas de Noël, d'accord ?
L'homme ouvre son portefeuille, prend une liasse de billets qu'il fourre dans les mains du garçon. Celui-ci lui remet les billets de loterie sans mot dire, lui agrippe le bras et reste sans rien dire, les yeux au bord des larmes. Au loin, les cloches d'une église doucement tintent, diapason entre deux âmes si différentes et réunies dans un même bain de souffrance.
Puis Loto lâche le bras de l'homme et lui dit :
- Vous devriez rentrer maintenant car on vous attend à la maison. Je vais y aller aussi. Joyeux Noël, Monsieur.
Sans attendre de réponse, il se retourne et s'en va d'un pas ferme, sans se retourner. En réalité, il ne veut pas que l'homme voie qu'il pleure, ni qu'il s’apitoie sur son sort. Tout comme il se refuse à laisser ses émotions le contrôler car pour survivre, il se doit d'être "fort" et même dur avec lui-même.
Un peu décontenancé, l'homme le regarde partir, soupire tristement et repart de son côté.
Quelques jours plus tard, la vie a repris son cours, terne et monotone pour Loto, à arpenter les rues avec un but unique : subsister. Une existence sans espoir, sans échappatoire, pas si différente, tout compte fait, de celle des oiseaux, des rats ou des chiens errants. Mais ont-ils des états d'âme comme lui ?
Perdu dans ses pensées, il laisse ses pas vagabonds l'amener vers le pont de l'autre jour, quand soudain une voix semble le héler :
- Loto, Loto ! ...
Levant les yeux, il aperçoit un monsieur courir vers lui en agitant les bras. Il croit bien reconnaître l'homme qui voulait en finir avec la vie l'autre soir, mais comment se fait-il qu'il soit si bien habillé, si distingué ?
Arrivé à sa hauteur, l'homme le prend vivement dans ses bras, visiblement excité de la voir :
- Ah Loto, que je suis content de te retrouver. Je t'ai cherché partout et je ne peux venir tenter ma chance qu'en cet endroit où nous nous étions rencontrés. Enfin, te voilà.
- Bonjour Monsieur. Pourquoi me cherchez vous ? Et puis, comment allez vous depuis l'autre fois ? bredouille Loto.
- Mon Dieu, tu ne devineras jamais. Tu te rappelles que je t'avais acheté quelques billets de loterie ? Eh bien, figure toi que Le Bon Dieu, dans son infinie bonté, m'a fait décrocher le gros lot ! Eh oui, non content de m'avoir sauvé la vie, tu m'as encore transformé en millionnaire. Quelques jours plus tôt, je n'étais plus rien et aujourd'hui, je vis dans une villa et je roule en Mercedès. Tous mes amis et ma famille qui me tournaient le dos me déroulent le tapis rouge mais ils pourront toujours attendre. Sacré coup du sort ! raconte l'homme d'une voix toute excitée.
- Ah, c'est donc ainsi. Toutes mes félicitations. Dieu vous est venu en aide, Monsieur !
- Non, Loto, Dieu "nous" est venu en aide. C'est lui qui a arrangé notre rencontre pour que nous puissions dorénavant nous occuper l'un de l'autre, pour lier nos deux destinées. Alors, si tu en es d'accord, tu deviendras mon fils adoptif et tu viendras vivre avec moi. Tu pourras aller à l'école, faire des études, devenir quelqu'un, enfin commencer une vie meilleure. Qu'en penses-tu ?
A ces mots, Loto n'en croit pas ses oreilles. Jusqu'aujourd'hui, il osait à peine rêver d'avoir un toit et manger trois repas par jour et là, il va vivre dans la richesse ? Il murmure d'une voix étranglée par l'émotion :
- Je... Je...
Incapable de se maîtriser davantage, il se jette dans les bras de l'homme et éclate en sanglots et pleure comme il n'a jamais fait. La digue a cédé après de longues années de souffrances.
Le son des cloches a repris, musique si belle, si douce, si réconfortante.
Était-ce la main de Dieu, le hasard ou tout simplement le destin de deux êtres "ordinaires" ? En tout cas, ce Noël ne sera jamais oublié par cet homme et cet enfant.
"Paix sur la Terre aux hommes de bonne volonté".
Joyeux Noël
Yên Hà, décembre 2013
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