ARTSHARE

Jan 15, 2015

Jacques Brel, le troubadour à fleur de peau (Texte intégral)



                    Après Ngô Thuỵ Miên et Charles Aznavour, j'ai voulu rendre hommage à un 
                    autre artiste qui aura marqué son époque, par son talent bien sûr, mais aussi
                    par sa personnalité tant controversée : Jacques Brel.
 « Je m’appelle Jacques Brel »
Jacques Romain Georges Brel voit le jour le 18 avril 1929 à Schaerbeek, dans la banlieue de Bruxelles, Belgique, pour s’éteindre le 9 octobre 1978 à Bobigny, France. A 49 ans.
Auteur-compositeur-interprète, acteur et réalisateur de son état, l’homme est cependant beaucoup plus difficile à décrire et apparait probablement comme l’un des artistes les plus controversés. Comme sa valse à mille temps, sa personnalité revêt mille facettes et tant de qualificatifs ont été utilisés pour le définir : l’abbé Brel, le troubadour prêcheur, le puriste, le révolté, l’anti-bourgeois, le misogyne, Don Quichotte, le généreux, l’ami fidèle, … et surtout l’écorché vif.
L’artiste a des choses à dire et il les dit, dans plus de deux cents chansons, le plus souvent chargées d’émotions, surtout dans sa manière « théâtrale » de les chanter. 
Le lecteur me permettra de parler de lui au temps présent car pour moi, il est et restera un merveilleux poète qui ne nous as jamais vraiment quittés, du moins dans nos cœurs :
   Six pieds sous terre,
   Jacquot,
   Tu chantes encore,
   Six pieds sous terre
   Tu n’es pas mort
 …

1. Jacques le passionné
C’est le moins qu’on puisse dire. L’homme a une passion inaltérée de la vie. Il ne fait pas semblant, il ne vit pas à moitié, il vit pleinement chaque émotion, chaque moment de la vie, jusqu’au bout, jusque dans la démesure, « jusque la déchirure ». Parfois têtu obstiné jusqu’à la mauvaise foi, parfois excessif dans ses colères mais aussi dans sa générosité et ses coups de cœur.
Sa véhémence et sa hargne sont d’autant plus cruelles et cyniques qu’elles sont dirigées contre sa propre éducation, ses propres origines. Issu d’une famille bourgeoise catholique flamande mais francophone, il n’aura de cesse de critiquer les Bourgeois, les Flamands et se méfiera même de Dieu.

Ni Dieu
Son éducation catholique, ses activités au sein de la Franche Cordée (mouvement de jeunesse catholique) et de la Fédération des Scouts Catholiques lui auront sûrement valu le surnom « l’abbé Brel » attribué par Georges Brassens.

Tout en restant un croyant et un homme de principes, il s'éloigne du dogme :
   C`est trop facile d`entrer aux églises
   De déverser toutes ses saletés
   Face au curé qui dans la lumière grise
   Ferme les yeux pour mieux nous pardonner
   Tais-toi donc Grand Jacques
   Que connais-tu du Bon Dieu
   Un cantique, une image
   Tu n'en connais rien de mieux…
   ... C'est trop facile
   C'est trop facile
   De faire semblant
(Grand Jacques, 1954)

   …Moi, moi, si t`étais l'Bon Dieu
   Tu n'serais pas économe
   De ciel bleu
   Mais tu n`es pas le Bon Dieu
   Toi, tu es beaucoup mieux
   Tu es un homme
(Le bon Dieu, 1977)

« Je crois que Dieu, ce sont les hommes et qu'ils ne le savent pas.  » (Jacques Brel).

Dans Les Flamandes (1959), il s'attaque à l'Eglise belge réactionnaire et au cléricalisme mais les Flamands belges se sentent beaucoup plus visés (nous en reparlerons plus loin).

   Les Flamandes dansent sans rien dire
   Sans rien dire aux dimanches sonnants
   Les Flamandes dansent sans rien dire
   Les Flamandes ça n'est pas causant.
   Si elles dansent, c'est parce qu'elles ont vingt ans
   Et qu'à vingt ans il faut se fiancer
   Se fiancer pour pouvoir se marier
   Et se marier pour avoir des enfants
   C'est ce que leur ont dit leurs parents
   Le bedeau et même son Eminence
   L'Archiprêtre qui prêche au couvent.

   Et c'est pour ça, et c'est pour ça qu'elles dansent
   Les Flamandes, les Flamandes,
   Les Fla, les Fla, les Flamandes…

Ni maître
Il s’est également insurgé contre l’autre institution qu’est l’Armée, et La Colombe (1959), une chanson profondément antimilitariste sortie en pleine guerre d'Algérie, sera reprise par les opposants à la guerre du Vietnam :
   Pourquoi cette fanfare, quand les soldats par quatre
   Attendent les massacres sur le quai d'une gare?
   Pourquoi ce train ventru qui ronronne et soupire
   Avant de nous conduire jusqu'au malentendu?
   Pourquoi les chants les cris des foules venues fleurir
   Ceux qui ont le droit d'partir au nom de leurs conneries?
   Nous n'irons plus au bois, la colombe est blessée.
   Nous n'allons pas au bois, nous allons la tuer…


Ou encore :

   Quand on n'a que l'amour 
   Pour parler aux canons
   Et rien qu'une chanson 
   Pour convaincre un tambour...
(Quand on n'a que l'amour, 1956)

Dans la chanson Au suivant (1964), il fustige les « bordels militaires de campagne » consistant à « offrir des prostituées » aux jeunes appelés du continent :
   Tout nu dans ma serviette qui me servait de pagne
   J'avais le rouge au front et le savon à la main
   Au suivant, au suivant
   J'avais juste vingt ans et nous étions cent vingt
   A être le suivant de celui qu'on suivait
   Au suivant, au suivant
   J'avais juste vingt ans et je me déniaisais
   Au bordel ambulant d'une armée en campagne
   Au suivant, au suivant
 …
La chanson dégage un malaise certain et évoque de manière plus générale, la misère sexuelle.

Fils de bourgeois et Anti-bourgeois
« J’ai eu une enfance où il ne se passait presque rien ; il y avait un ordre établi assez doux. Ce n’était pas rugueux du tout, ce n’était pas dur du tout… C’était paisible et forcément morose…
 … Je vivais au sein d’une bourgeoisie prudente. Je m’ennuyais. Je ne crachais pas sur ce que je vivais, ni sur la bourgeoisie de mes parents ; non, je m’ennuyais
 …

... Je ne me souviens pas avoir vu mon père rire...»
En quelque sorte, il reproche à ses parents de l’enfermer dans cette « bourgeoisie prudente » et immobiliste, lui qui déborde de vie et qui ne rêve que « d’aller voir ». Comme si, piégé dans cette nasse familiale ( Mon père m'a encartonné - allusion à l'usine de cartonnerie de son père), il se démène pour arracher cette bourgeoisie qui lui colle à la peau, un peu comme Michael Jackson rejetait cette « noireté » qui lui servait de peau.

En tout cas, sa « haine » des bourgeois est féroce :
   … Les bourgeois c'est comme les cochons
   Plus ça devient vieux plus ça devient bête
   Les bourgeois c'est comme les cochons
   Plus ça devient vieux plus ça devient ...
(Les bourgeois, 1962     https://www.youtube.com/watch?v=q5djq141fsI)

Mais Brel ne biaise pas et dans le dernier couplet, il se peint comme « redevenu lui-même un notaire repus », car on n’échappe pas à sa condition :
   … Avec maître Jojo
   Et avec maître Pierre
   Entre notaires on passe le temps
   Jojo parle de Voltaire
   Et Pierre de Casanova
   Et moi, moi qui suis resté le plus fier
   Moi, moi je parle encore de moi…

Il faut écouter et surtout voir Brel chanter Ces gens là où il dépeint une famille de bourgeois typiques :
   ... Et puis, y'a l'autre…
   …Qui fait ses petites affaires
   Avec son petit chapeau
   Avec son petit manteau
   Avec sa petite auto
   Qu'aimerait bien avoir l'air
   Mais qui n'a pas l'air du tout
   Faut pas jouer les riches
   Quand on n'a pas le sou
   Faut vous dire Monsieur
   Que chez ces gens-là
   On ne vit pas Monsieur
   On ne vit pas, on triche…
Un cœur grand comme une cathédrale
Hargneux vis-à-vis de ce qu'il considère comme la bêtise humaine, il est tout aussi fidèle envers les amis que généreux.
A la chanteuse Isabelle Aubret, victime d’un terrible accident de la route, il a donné sa chanson La Fanette qu’elle voulait chanter, avec les droits d’auteur et d’édition.
Comme il a offert les droits de L’enfance à la fondation Perce-Neige de son ami Lino Ventura.
Comme, au sommet de son succès, il est revenu se produire plusieurs fois à l’Echelle de Jacob, petit cabaret de Suzy Lebrun qui lui avait prêté de l’argent pour remplacer sa guitare volée, à l’époque de ses débuts difficiles. Sans être payé, bien sûr, mais aussi en payant de sa poche, ses musiciens.
Le reste du temps, sa générosité est beaucoup plus discrète : tours de chants au théâtre municipal d’une ville quelconque, dans un centre pour enfants handicapés ou dans une maison de retraite…

   Y en a qui ont le cœur si large
   Qu'on y entre sans frapper
   Y en a qui ont le cœur si large
   Qu'on n'en voit que la moitié…
(Les cœurs tendres, 1967)

« J'aime beaucoup plus les hommes qui donnent que les hommes qui expliquent. » (Jacques Brel)
  
Chanteur, comédien et « allumeur de foules »
Ecouter Brel chanter c'est bien, mais le voir chanter est beaucoup mieux, bonheur que je n'ai jamais eu, son dernier concert ayant eu lieu en 1967, année où j'usais encore mes fonds de culotte au lycée à Saigon. Il faut dire que les jeunes de mon époque se pâmaient beaucoup plus pour Christophe ou Sylvie Vartan que pour Georges Brassens ou Jacques Brel que les stations de radio ne passaient d'ailleurs pas ou très peu. Et aujourd’hui, chaque fois que je visionne une de ses représentations sur YouTube, je me répète que, décidément, j'ai vraiment raté quelque chose.

Non, Jacques Brel n'est pas un chanteur de charme comme Sacha Distel ou Julio Iglesias et d'aucuns peuvent ne pas apprécier le chanteur. 
Non, Jacques Brel n'est pas beau comme Julien Clerc et il l'avoue: « Si j'avais été beau, je n'aurais sans doute pas eu de carrière du tout » et même qu'une de ses (nombreuses) maîtresses  disait: « Je le regardais dormir, mais qu'est-ce qu'il était laid.»
Ses dents chevalines, son grand corps maigre, ses longs bras ballants, sa démarche gauche font de son physique, un handicap difficile à dépasser, surtout à ses débuts et les critiques s’en donnaient à cœur joie. (Ceci n'est pas sans rappeler l’autre cas de « pas beau » qu’est Charles Aznavour.)
C’est donc pour lui un exploit que de réussir à attirer les spectateurs qui viennent le « voir » chanter. Car Jacques Brel ne chante pas, il raconte des histoires avec ses tripes. Au propre comme au figuré puisque, avant chaque lever de rideau, il est obligé d’aller vomir sa peur aux toilettes.
Sur scène, il y a bien sûr, le chanteur qui chante une chanson, mais surtout le comédien qui interprète une scène de vie et qui campe absolument les personnages de ses chansons. Il chante avec sa voix, mais surtout avec ses mimiques et ses grimaces, ses bras, ses mains, avec tout son corps, avec toute son énergie. Au point qu’au bout de la quatrième chanson, il est en nage comme un joueur de tennis disputant le cinquième set d’une finale de Grand Chelem.

Il n'allume pas les réverbères comme le personnage dans "Le petit Prince" de St Expupéry (un de ses livres de chevet). Lui, il allume les foules.
Grand Jacques ne fait pas semblant, surtout quand il chante. Il réussit même l'exploit de transporter par sa seule présence les foules américaines à New York ou russes à Moscou, publics qui comprennent même pas ce qu'il chante.

Ceci est d’autant plus extraordinaire que ce 
«galérien des galas» enchaîne entre 250 et 300 tours de chants par an (327 en 1962). Infatigablement. Sans compter qu'après chaque concert, il va encore fêter la troisième mi-temps, avec ou sans sa bande, jusque vers les six heures du matin pour se lever prendre son petit déjeuner vers les neuf heures du matin. Une santé de fer, je vous dis.
De passion en passion, passionnément
«Le talent, ça n’existe pas. Le talent, c’est d’avoir envie de faire quelque chose
Et des envies, Jacques Brel en a eues.

Après seulement quinze ans de métier et au sommet de la gloire, il arrête de chanter pour se consacrer à d’autres domaines : cinéma (dix films comme acteur et/ou réalisateur), comédie musicale (dont le fameux 
L'homme de la Mancha,) voile (sur son voilier L'Askoy), aviation (sur son bimoteur baptisé Jojo). Avec toujours la même passion.
Il a voulu chanter et il a chanté
Il a voulu jouer et il a joué
Il a voulu tourner et il a tourné
Il a voulu naviguer et il a navigué
Il a voulu voler et il a volé
… comme toujours…
(Idée inspirée par la chanson Vesoul)

 Décidément, Jacques Brel n’aura vécu que 49 ans mais il les aura vécues. Passionnément.


2. La difficulté d'être Brelge
(l'expression est d'Olivier Todd.)
Toute la polémique entre Jacques Brel et le néerlandais (la langue) et les Flamands relève de quelque chose d’incompréhensible car bourrée de parti-pris, de malentendus et de contradictions.
Mais commençons par un petit rappel géopolitique : La Belgique (le royaume de Belgique) couvre une superficie de 30 528 km2 avec une population de plus de onze millions d'habitants. 

Située à mi-chemin entre l'Europe germanique et romane, la Belgique abrite principalement deux groupes linguistiques : les néerlandophones, membres de la communauté flamande (qui constitue 59% de la population et qui occupe la Flandre, au Nord, face à la Hollande), et les francophones, membres de la communauté wallonne (qui représente 41% des belges et qui occupe la Wallonie au Sud, jouxtant la France).
La région de Bruxelles-Capitale, officiellement bilingue, est une enclave majoritairement francophone dans la Région flamande.
De plus, il y a également un petit groupe de germanophones, qui est officiellement reconnu, situé dans l'est de la Wallonie.
 La diversité linguistique de la Belgique et ses conflits politiques connexes sont reflétés dans son histoire politique et son système de gouvernement complexe.
(http://fr.wikipedia.org/wiki/Belgique)

Jacques Brel, Flamand malgré lui
Né d’un père issu d'une famille flamande conservatrice devenue francophone et d’une mère bruxelloise, Brel se présente volontiers comme un chanteur flamand de langue française, ou encore Bruxellois de souche flamande.
Il se reconnait Flamand, aime son pays (la Flandre) mais déteste la langue (le flamand) et les gens (les Flamands). Pourquoi toutes ces contradictions ?

Tout semble avoir commencé en 1959 avec la chanson Les Flamandes (cf 1ère partie), où Brel s’attaque principalement à l’Eglise belge qu’il considère comme un ensemble de conventions et traditions, d’hypocrisie, de bigoterie, mais les Flamands de Belgique se sentent au cœur de la raillerie et l’opposition commence.

Avec Marieke (1961), il écrit une belle chanson d’amour avec pour héroïne, Marieke, une Flamande et sous des cieux flamands (Bruges, Gand) et avec, de surcroît, un refrain en néerlandais :
Ay Marieke, Marieke, je t'aimais tant
Entre les tours de Bruges et Gand
Ay Marieke, Marieke, il y a longtemps
Entre les tours de Bruges et Gand
        Zonder liefde, warme liefde
        Waait de wind, de stomme wind
        Zonder liefde, warme liefde
        Weent de zee, de grijze zee
        Zonder liefde, warme liefde
        Lijdt het licht, het donk're licht
        En schuurt het zand over mijn land
        Mijn platte land, mijn Vlaanderland…

Il l’a également chantée entièrement en flamand mais les Flamands ne lâchent pas, lui reprochant même un accent plutôt hollandais.

Il enchaine l’année suivante avec un merveilleux hymne à son pays : Le plat pays  https://www.youtube.com/watch?v=-5-N4Dbok34

 (Texte intégral à lire dans Le plat pays / Miền đất bằng
Pourtant ce cri d’amour à la Flandre est loin d’apaiser les rancœurs des Flamands qui n’acceptent même pas ce qu’ils considèrent comme une amende honorable de la part de Jacques Brel.

Le fossé entre les deux parties se creuse et resurgit en 1967 avec la chanson La la la :
    … J'habiterai
   Une quelconque Belgique
   Qui m'insult'ra
   Tout autant que maint'nant
   Quand je lui chanterait
   Vive la république
   Vive les Belgiens
   Merde pour les flamingants
 (**)…
(La la la, 1967)
(**) : le terme flamingant (connotation péjorative) désigne, à partir de 1721, une personne qui défend la culture flamande et s'oppose à l'influence de la France et du français en Belgique.

Jusqu’au point où, dix ans après avoir quitté la scène, il s’acharne encore et crache encore son venin, depuis le bout du monde (dans les iles Marquises) dans la chanson Les F. , sous-titrée « Les Flamingants, chanson comique » où il fustige les F. dans chaque phrase, dans chaque mot :
 Messieurs les Flamingants
J'ai deux mots à vous rire
Il y a trop longtemps
Que vous me faites frire
À vous souffler dans le cul…
… Messieurs les Flamingants
Je vous emmerde…
…Vous salissez la Flandre
Mais la Flandre vous juge…
Et je vous interdis
D'obliger nos enfants
Qui ne vous ont rien fait
À aboyer flamand…
… Je chante persiste et signe :
Je m'appelle Jacques Brel.

Tout a été dit et chanté et la haine de Brel pour les flamingants est consommée.

La déchirure identitaire
« Je suis d’origine flandrienne » affirme t-il. Mais la phrase en elle-même est ambigüe. « Flandrien » est relatif à la Flandre alors que « Flamand » se rapporte à une communauté et d’ailleurs, il n’est que « d’origine » flandrienne, de la même manière qu’il ne se déclare que de « souche » flamande.
Il se dit Flamand : « Je me sens d'ailleurs plus Flamand que Belge. La Belgique est une notion géographique ».
Mais il fait volontiers l’amalgame entre Flamands et Flamingants.

En tout cas, il n’aime pas la langue flamande : « Le néerlandais n’est pas une langue, mais un rhume. » D’ailleurs, il a refusé que ses filles apprennent cette langue.
En veut-il à son père d’être Flamand et francophone ? En fait son père, Romain Brel, est né à Zandvoorde, un village proche de la frontière française et Hilaire Brel, cousin germain de Romain et bourgmestre du village était un Fransquillon (***) notoire. Les Brel y avaient la réputation de ne pas aimer « aboyer flamand ». Il y a quand même de quoi se poser des questions.
(***) Fransquillon = Flamand qui collabore avec les Francophones.

Tout Francophone qu’il est, il ne se sent pas pour autant Wallon. En 1963, il écrit Il neige sur Liège, chanson qui se veut l’équivalent de Le plat pays mais qui n’en a que la platitude.
Il ne se sent ni Flamand ni Wallon (caractéristique de certains Bruxellois ?) et il se moque de l’accent bruxellois avec Les bonbons (1964) https://www.youtube.com/watch?v=LWPl5hDjhoo

Pourquoi toutes ces contradictions ? Comme s’il est fier et honteux d'être Belge ? Pourquoi cet amour-haine (que nous retrouverons dans ces relations avec les femmes) ? D'où vient cette déchirure identitaire ?
Je pense personnellement que Jacques Brel aime profondément ce plat pays qui est le sien et ses racines flandriennes. Il aspire à être reconnu par les siens mais malheureusement, d'un malentendu à l'autre, il n'a obtenu que l'effet inverse et il souffre de ce rejet.
Peut-être qu'il vit le complexe de ne pas être né et ne pas vivre là-bas, comme de ne pas parler correctement le flamand. (Dailleurs, il lui a été reproché d'avoir un accent plus hollandais que flamand).
Peut-être en veut-il à ses ascendants d'avoir renié leurs (ses) origines tout comme il se reproche de ne pas être vraiment flamand ? Allez donc savoir.

Quoiqu’on en dise, Le plat pays  a été élu chanson du siècle comme ralliement identitaire des Belges et en décembre 2005, Jacques Brel est élu au rang du Plus Grand Belge par le public de la RTBF (Radio Télévision Belge Francophone);
Il semblerait qu'aujourd'hui les Flamands lui en veulent toujours mais un bon nombre ne peuvent s'empêcher de reconnaitre en lui un vrai artiste et se sentent plutôt fiers que Brel soit belge; Toujours cet amour-haine des deux côtés.
En ce qui me concerne, j’ai passé cinq années de ma jeunesse à Liège et trois années à Lille, part de la Flandre française et oui, le ciel bas, le vent du nord et la plaine du plat pays sont des paysages et des sensations qui me parlent. J'aime ce plat pays tout comme j'aime Jacques Brel.

3. Jacques Brel et les femmes

Après le catholique anti-clergé, le « fils de bourges » anti-bourgeois, le Flandrien anti-flamingant, nous arrivons tout naturellement au chapitre de l’amour-haine avec les femmes. Monsieur Jacques n’est pas à une contradiction près, n’est-il pas ?
- Les femmes de Jacques Brel
En amour comme dans la vie, Brel était un affamé. Il a aimé les femmes avec passion mais aussi distance. Miche, Suzanne, Sylvie, Marianne, Madly, elles ont toutes partagé un moment de la vie de Jacques. Chacune à sa manière.

Miche
Pourtant, malgré toutes les femmes qu’il a connues, sa première femme restera, du moins légalement, la dernière. Thérèse Michielsen, dite Miche, rencontre Brel à la Franche Cordée (mouvement de jeunesse catholique) et ils se marient en 1950, lui à 21 ans et elle, 24. Elle lui donnera trois filles et restera sa femme durant vingt-huit ans.
Dès 1953, elle le laisse partir à Paris réaliser ses rêves et vivre... d’autres vies. « Comme j’étais au courant de tout, il n’y avait pas tromperie de sa part et il y avait acceptation de la mienne. Quand on accepte quelque chose, on ne gémit pas toute la journée. »
Selon le biographe Olivier Todd, « le consentement de Miche est total, inexplicable, aberrant pour certains. Elle se plaint peu et il n’y a jamais de scènes. »
Pour Brel, toujours à batifoler et vivre sa vie, elle incarne « un avenir toujours possible, la stabilité et la persévérance. » Ils connaissent une relation vraiment très particulière, difficile à comprendre.
Suzanne Gabriello, dite Zizou
Sa première grande histoire d’amour après son arrivée à Paris. La liaison, très mouvementée, durera près de dix ans, de 1955 à 1961. Suzanne prétend même que « Ne me quitte pas » (1959) avait été écrit pour elle, ce que réfute Brel : « C’est l’histoire d’un con et d’un raté. Ça n’a rien à voir avec une femme. »
Sylvie Rivet
Entre 1961 et 1970, ses années de gloire, Brel partage sa vie entre Miche et les filles à Bruxelles, et Sylvie à Paris.
Au cours d’une discussion à propos d’un éventuel divorce, Miche dira : « On s’aime trop, ça ne rime à rien. Tu es avec Sylvie, ça durera ce que ça durera. Nous, c’est pour la vie. »
Marianne
Ce serait la femme idéale de Brel, une femme qui ne l’enferme pas dans une routine ennuyeuse. Et pour cause, Marianne est mariée et vit loin de Paris.
Pour Brel, Marianne incarne la liberté, condition sine qua none à sa conception de l’amour : "… C’est la première fois que j’aime en liberté, je veux dire que tu n’es pas mon esclave et je ne suis pas le tien."
En 1973, Brel se partage entre trois femmes, Miche, Maddly et Marianne. Cette dernière aurait peut-être pu prendre la mer à la place de Maddly Bamy, mais elle préfère rester près de son fils.
Maddly Bamy
Originaire de Pointe-à-Pitre en Guadeloupe, elle est le dernier amour de Brel.
Son nom de scène vient du titre du film « Madly » dans lequel elle a eu un rôle. En décembre 1971, durant le tournage de « L’Aventure, c’est l’aventure », elle rencontre Brel. Après une relation épisodique de trois ans, elle embarque avec Jacques sur l’Askoy en 1974, vers les 
îles Marquises. Il lui aurait dit, en partant : "Tu es la première femme que j'emmène". Là-bas, Jacques Brel passe des dernières années avec elle, jusqu’en 1978.
Et bien d’autres
Il y eut beaucoup d’autres aventures passagères, évidemment, sans compter que Brel fut aussi un habitué des maisons closes. Il aurait même évoqué, une fois, l’idée d’écrire un « guide » sur ces maisons en France. Pour dire.

- L’amour selon Saint Jacques (Brel)
La Femme, cette incomprise
« J’ai conscience d’avoir manqué quelque chose d’essentiel et de le regretter. Je n’ai pas bien compris les femmes mais c’est trop tard. »
    Tais-toi donc Grand Jacques
    Que connais-tu de l’amour ?
    Des yeux bleus, des cheveux fous
    Tu n’en connais rien du tout.

Grand Jacques (1954)  https://www.youtube.com/watch?v=OAZwnl6UAig

« J'aime trop l'amour pour beaucoup aimer les femmes. »
Toute sa vie, Brel a donc cherché les femmes autant qu’il les a fuies. Ainsi, Brel a aimé sans jamais totalement se donner. « Je n’aime pas beaucoup les femmes car elles sont un peu l’ennemi. Je ne suis pas misogyne mais je me méfie d’elles, profondément. Je me méfie d’elles parce que j’ai horreur de souffrir, d’avoir mal aux dents et puis ça ne sert à rien... »


Besoin d’amour
« J’ai une envie d’aimer qui est abominable. »
    Sans amour, sans amour,
    Sans amour à venir,
    Sans amour, sans amour,
    Qu'est-ce que vivre veut dire?
    J'ai le vide au cœur,
    Le vide au corps,
    Sans amour, sans amour,
    A quoi me sert?
    Sans amour, sans amour,
    De vivre encore?...

Sans amour (1968)

Il lui arrive d’avoir de l’amour une nuance poétique :
    Pour la rosée qui tremble au calice des fleurs
    De n'être pas aimée et ressemble à ton cœur
    Je t'aime
    Pour le noir de la pluie au clavecin de l'étang
    Jouant page de lune et ressemble à ton chant
    Je t'aime
    Pour l'aube qui balance sur le fil d'horizon
    Lumineuse et fragile et ressemble à ton front
    Je t'aime…

Je t’aime (1959)   https://www.youtube.com/watch?v=OmCejzfLatk
Mais ce serait la seule chanson de Brel dans le genre, tant l’esprit ne lui ressemble pas (?)

Jacques Brel se méfie de l’amour comme de la peste mais tout comme le drogué, il s’y adonne, irrésistiblement.
    Je sais je sais que ce prochain amour
    Sera pour moi la prochaine défaite
    Je sais déjà à l'entrée de la fête
    La feuille morte que sera le petit jour
    Je sais je sais sans savoir ton prénom
    Que je serai ta prochaine capture
    Je sais déjà que c'est par leur murmure
    Que les étangs mettent les fleuves en prison…
    Je sais je sais que ma tendre faiblesse
    Fera de nous des navires ennemis
    Mais mon cœur sait des navires ennemis
    Partant ensemble pour pêcher la tendresse
    Car on a beau faire car on a beau dire
    Qu'un homme averti en vaut deux
    On a beau faire on a beau dire
    Ça fait du bien d'être amoureux.

Le prochain amour (1961)    https://www.youtube.com/watch?v=8VtLR30sN2s

Et, en parfaite connaissance de cause,
     … Aimer jusqu'à la déchirure
    Aimer, même trop, même mal,
    Tenter, sans force et sans armure,
    D'atteindre l'inaccessible étoile
    Telle est ma quête…

La quête (1968)   https://www.youtube.com/watch?v=LeJj2YgqvoU

Attentes déçues
Tel un Don Quichotte, tel un Peter Pan, il attend des femmes ce qu’elles ne peuvent pas donner et la réalité ne cesse de le lui rappeler. En vain et il cumule déception sur déception.
Pour lui, une femme devrait respecter, et même encourager sa liberté, au lieu de « l’enfermer » dans une « prison » familiale.
« Les femmes sont toujours en dessous de l’amour dont on rêve et comme je suis assez romantique et sentimental, je ne m’en cache pas du tout, la femme est un peu à côté de l’amour, à côté du rêve que j’ai. »

    … Dors et rêve encore
    Ainsi demain déjà
    Serai seul à nouveau
    Et tu m'auras perdu
    Rien qu'en me voulant trop
    Tu m'auras gaspillé
    A te vouloir bâtir
    Un bonheur éternel
    Ennuyeux à périr
    Au lieu de te pencher
    Vers moi tout simplement
    Moi qui avais besoin
    Si fort de ton printemps.

Dors ma mie (1958)   https://www.youtube.com/watch?v=PP27aRFWPhE

Loser
Il a besoin d’amour mais sachant pertinemment qu’il ne peut être que déçu, à chercher à atteindre l’inaccessible étoile. L’équation est donc simple. Il ne peut que perdre.
    Ce soir j'attends Madeleine
    J'ai apporté du lilas
    J'en apporte toutes les semaines
    Madeleine elle aime bien ça…
    Ce soir j'attendais Madeleine
    Mais j'ai jeté mes lilas
    Je les ai jetés comme toutes les semaines
    Madeleine ne viendra pas…

Madeleine (1962)   https://www.youtube.com/watch?v=gL1N2lXPr0Q


Je ne connais pas une chanson où une personne, homme ou femme, puisse s’abaisser, s’humilier autant, impuissant devant un amour qui s’écroule inexorablement :
   … Laisse-moi devenir
    L'ombre de ton ombre
    L'ombre de ta main
    L'ombre de ton chien
    Ne me quitte pas.

Ne me quitte pas (1959)   https://www.youtube.com/watch?v=Sk7_HY9svAw

L’amour n’est pas un remède à la solitude et même quand on est deux, on se retrouve toujours seul :
   On est deux, mon amour,
   Et l’amour chante et rit ;
   Mais à la mort du jour,
   Dans les draps de l’ennui,
   On se retrouve seul.

Seul (1959)   https://www.youtube.com/watch?v=Y97XJzXiDjo

Le loser de l’amour cherche de temps en temps à « crâner », à jouer les matamores :
   Non Jef t'es pas tout seul
   Mais arrête de pleurer
   Comme ça devant tout le monde
   Parce qu'une demi-vieille
   Parce qu'une fausse blonde
   T'a relaissé tomber
   Non Jef t'es pas tout seul
   Mais tu sais que tu me fais honte
   A sangloter comme ça
   Bêtement devant tout le monde
   Parce qu'une trois quarts putain
   T'a claqué dans les mains…
   On ira voir les filles
   Chez la madame Andrée…

Jef (1964)   https://www.youtube.com/watch?v=MlfjWtHbRkc
L’amour est ainsi un jeu dans lequel notre homme ne peut pas gagner.

L’amour est mort
Et le scénario de l’amour est inévitablement le même :
    Ils s'aiment s'aiment en riant
    Ils s'aiment s'aiment pour toujours
    Ils s'aiment tout au long du jour
    Ils s'aiment s'aiment, s'aiment tant
    Qu'on dirait des anges d'amour
    Des anges fous se protégeant
    Quand se retrouvent en courant…
Mais
    … Les amants
    Ils s'aiment, s'aiment en pleurant
    Chaque jour un peu moins amants
    Quand ils ont bu tout leur mystère
    Deviennent comme sœur et frère
    Brûlent leurs ailes d'inquiétude
    Redeviennent deux habitudes
    Alors changent de partenaire
    Les amants…

Les amants de cœur (1964)   https://www.youtube.com/watch?v=AzPZHvByVrY

Et tout amour finit par mourir de sa propre mort :
    Ils n'ont plus rien à se maudire
    Ils se perforent en silence
    La haine est devenue leur science
    Les cris sont devenus leurs rires
    L'amour est mort, l'amour est vide
    Il a rejoint les goélands
    La grande maison est livide
    Les portes claquent à tout moment…

L’amour est mort (éditée dans l’album Infiniment en 2003)   https://www.youtube.com/watch?v=TpK6h0T_GsA

L’amour-haine
Et l’amour fou se transforme une haine farouche :
    Tu n'as commis d'autre péché
    Que de distiller chaque jour
    L'ennui et la banalité
    Quand d'autres distillent l'amour
    Et mille jours pour une nuit
    Voilà ce que tu m'as donné
    Tu as peint notre amour en gris
    Terminé notre éternité…
    L'amour est mort vive la haine…

La haine (1954)   https://www.youtube.com/watch?v=rxH5khloY8M

« Je suis convaincu que le grand amour est un ennemi social. La compréhension, la tendresse, la patience sont les ennemis de l’amour. »
    Elles sont notre premier ennemi…
    Elles restent notre dernier ennemi
    Les biches de trop longtemps.

Les biches (1962)   https://www.youtube.com/watch?v=jajSfmaE2PI

A tel point que même les chiens sont « meilleurs » que les filles / femmes :
    … Les filles
    C'est beau comme un fruit
    C'est beau comme la nuit
    C'est beaucoup d'ennuis…
    Mais les chiens
    C'est beau comme des chiens
    Et ça reste là
    A nous voir pleurer…

Les filles et les chiens (1963)   https://www.youtube.com/watch?v=uMwumoZ8yMw

Besoin de tendresse
Ne trouvant pas en l’amour la relation parfaite, Jacques Brel se tourne vers d’autres émotions, d’autres relations et trouver d’autres variantes à l’amour, la tendresse par exemple :
    … Pour un peu de tendresse
    Je t'offrirais le temps
    Qu'il reste de jeunesse
    A l'été finissant
    Pourquoi crois-tu la belle
    Que monte ma chanson
    Vers la claire dentelle
    Qui danse sur ton front
    Penché vers ma détresse
    Pour un peu de tendresse...

La tendresse (1959)   https://www.youtube.com/watch?v=lvEBqmlzMig

Et, on a beau dire, on a beau faire, l’amour ne peut pas vraiment mourir :
     Bien sûr, nous eûmes des orages
    Vingt ans d'amour, c'est l'amour fol
    Mille fois tu pris ton bagage
    Mille fois je pris mon envol…
    Mais mon amour
    Mon doux mon tendre mon merveilleux amour
    De l'aube claire jusqu'à la fin du jour
    Je t'aime encore tu sais, je t'aime.

La chanson des vieux amants (1967)   https://www.youtube.com/watch?v=X0l05QSu48s

L’Amitié
S’il a chanté les femmes, Jacques Brel était avant tout un homme à hommes. Miche, qui fut son épouse durant vingt-huit ans, le confiait en 2003 : « L’amitié était sa grande affaire. D’ailleurs, la disparition de son grand ami Jojo, c’est pour moi le démarrage de son cancer. C’était la fin du monde. »
Brel mettait l’amitié bien au-dessus de l’amour et ne s’en cachait pas. Aux femmes, Brel a toujours préféré la camaraderie virile, les amitiés d'hommes, les copains qui rient, qui bougent, qui se tapent sur l'épaule...
    … Jojo,
    Je ne rentre plus nulle part
    Je m'habille de nos rêves
    Orphelin jusqu'aux lèvres
    Mais heureux de savoir
    Que je te viens déjà
    Six pieds sous terre Jojo tu n'es pas mort
    Six pieds sous terre Jojo je t'aime encore

Jojo (1977)   https://www.youtube.com/watch?v=OXjfZhDN2KU

- Point de vue
Plutôt que d’observer au microscope l’amour-haine de Brel avec les femmes, considérons au macroscope l’ensemble des contradictions de l’homme.
Pourquoi notre catholique s’insurge contre l’Eglise ? Jacques Brel croit en Dieu mais refuse ce qu’il pense être un système contraignant empli d’hypocrisie, de mensonges et de pouvoir. 

Pourquoi un homme issu d’une famille bourgeoise s’y sent-il mal à l’aise ? Toujours un ensemble d’hypocrisies basé sur le “para
ître” et surtout étouffant pour quelqu’un qui ne rêve que de s’envoler / voguer vers d’autres cieux.
Car « liberté » rime souvent avec « passion », et, nous le savons, Jacques Brel est plus qu’un passionné. C’est un « sauvage » qui refuse toute forme de contraintes. Etre à la barre d’un voilier en pleine mer, piloter un bimoteur en plein ciel lui apportent des sentiments grisants de liberté.


Le paradoxe du Flandrien anti-flamingant est peut-être d’un autre ordre, plus personnel, plus intime. Jacques Brel est attaché à ses origines, à sa Flandre mais il n’y est pas né et il n’en maîtrise même pas la langue (un peu à cause d’un père trop francophone ?). Il a besoin d’un sentiment d’appartenance que les Flamands ne lui accordent pas, il voudrait être accepté comme un des leurs mais il se sent rejeté, peut-être suite à une série de malentendus ( ?). Et l’amour se transforme en haine.

Brel reconnaît lui-même n’avoir pas bien compris les femmes. Comment pourrait-il aimer ce qu’il ne comprend pas ? Combien de couples se sont-ils séparés par incompréhension réciproque ?
Son ambiguïté vis-à-vis des femmes est encore plus complexe et résulte, à mon sens, de plusieurs facteurs :
Tout d’abord, attaché farouchement à sa « liberté », il ne peut accepter les « contraintes » d’une vie de couple ou d’une vie de famille. Et partir faire fortune à Paris lui donne l’excuse parfait pour échapper à ses obligations d’époux et de père de famille. La vie de couple, même sans être marié, a aussi ses contraintes et à ce titre, Marianne représenterait le modèle parfait de la femme idéale.
(Ceci expliquerait-il son penchant pour les femmes de joie qui ont l’avantage absolu de ne pas s’attacher ?)

A l’inverse, l’amitié est une relation agréable (on ne se voit que pour passer du bon temps ensemble) mais surtout beaucoup moins contraignante, fait que peu d’hommes pourraient contester.

Un peu comme pour les Flamands, il a besoin d’amour mais redoute en même temps d’être rejeté, de se sentir abandonné et d’en souffrir.

Sans compter que notre homme, surtout dès son adolescence, a un physique ingrat et il a toujours été obsédé par la laideur physique :
« Un type laid ou une femme laide, disait-il, s’use infiniment plus qu’un type beau. Il faut qu’il fasse un travail monstrueux pour compenser. », disait-il.


En tout cas, comme disait Georges Brassens à propose de Jacques Brel : « Un homme qui parle des femmes avec une telle colère, croyez moi, c’est qu’il leur appartient totalement. »
Alors, Jacques Brel misogyne ?
D’après le Larousse, « misogyne » se dit de quelqu’un qui éprouve du mépris, voire de la haine pour les femmes.
Une chanson comme « Les filles et les chiens » (et bien d’autres) semble confirmer que Brel méprise les femmes. Il a même utilisé le terme « haine » dans ce contexte.
Peut-être, je dirais plutôt qu’il a besoin d’aimer mais il a peur d’être rejeté et d’en souffrir. 


J'imagine Brel écartelé entre amour et haine, entre attraction et répulsion, déchirement qui le poursuivra jusque vers la fin de sa vie, quand tout combat est devenu puéril, face à la maladie et à la mort.
"Aimer jusqu'à la déchirure."

4. De l'enfance à la mort
Peter Pan refuse de grandir
Nous l’avons vu, Jacques Brel a connu une enfance austère « où il ne se passait rien » et il l’a longtemps reproché à son père. L’homme passionné refuse les limites et les contraintes des adultes et tout naturellement, il se réfugie dans ce « Paradis perdu » si cher à Peter Pan.
   ... Un enfant C'est le dernier poète
   D'un monde qui s'entête A vouloir devenir grand
   Et ça demande si les nuages ont des ailes
   Et ça s'inquiète d'une neige tombée
   Et ça croit que nous sommes fidèles
   Et ça se doute qu'il n'y a plus de fées
   Mais un enfant Et nous fuyons l'enfance
   Un enfant Et nous voilà passants
   Un enfant Et nous voilà patience
   Un enfant Et nous voilà passés.
Un enfant (1968)

Et il en rend les adultes, son père en tête, responsables : « les adultes sont déserteurs ».
   ... L'enfance
   Qui nous empêche de la vivre
   De la revivre infiniment
   De vivre à remonter le temps
   De déchirer la fin du livre
   L'enfance
   C'est encore le droit de rêver
   Et le droit de rêver encore…
   L'enfance
   Il est midi tous les quart d'heure
   Il est jeudi tous les matins
   Les adultes sont déserteurs...
L’enfance (1973)

Don Quichotte
En fait, l’innocence des enfants devient, avec le temps qui passe, la naïveté des adultes. Peter Pan se transforme en Don Quichotte et le Paradis perdu devient la Quête.

… Telle est ma quête,
Suivre l'étoile
Peu m'importent mes chances
Peu m'importe le temps
Ou ma désespérance
Et puis lutter toujours
Sans questions ni repos

   Pour atteindre à s'en écarteler
   Pour atteindre l'inaccessible étoile.

Vieillir
Refuser de grandir. Refuser de vieillir, cette éternelle vérité tant redoutée. Ces cheveux blancs qui décolorent les têtes, ces rides qui ternissent les miroirs, ce corps qui n'obéit plus… Vieillir, ô vieillir.

   Mourir cela n'est rien
   Mourir la belle affaire
   Mais vieillir... ô vieillir
   Mourir, mourir de rire
   C'est possiblement vrai
   D'ailleurs la preuve en est
   Qu'ils n'osent plus trop rire
   Mourir de faire le pitre
   Pour dérider le désert
   Mourir face au cancer
   Par arrêt de l'arbitre…

Quand nous écoutons ou lisons Brel dépeindre le « drame » des personnes âgées, nous ne pouvons nous empêcher de penser : « Mais c’est exactement cela ! ». Nul besoin de visiter une maison de retraite pour visualiser ces scènes et pour une fois, je n’arrive pas à extraire quelques lignes significatives de la chanson « Les vieux », tellement chaque phrase, chaque mot sonne juste, même si, bien sûr, Brel ne montre qu’une seule facette de la vérité.

Les vieux ne parlent plus ou alors seulement parfois du bout des yeux
Même riches ils sont pauvres, ils n'ont plus d'illusions et n'ont qu'un cœur pour deux
Chez eux ça sent le thym, le propre, la lavande et le verbe d'antan
Que l'on vive à Paris, on vit tous en province quand on vit trop longtemps
Est-ce d'avoir trop ri que leur voix se lézarde quand ils parlent d'hier
Et d'avoir trop pleuré que des larmes encore leur perlent aux paupières
Et s'ils tremblent un peu est-ce de voir vieillir la pendule d'argent
Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, qui dit : je vous attends

Les vieux ne rêvent plus, leurs livres s'ensommeillent, leurs pianos sont fermés
Le petit chat est mort, le muscat du dimanche ne les fait plus chanter
Les vieux ne bougent plus, leurs gestes ont trop de rides, leur monde est trop petit
Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit
Et s'ils sortent encore bras dessus bras dessous tout habillés de raide
C'est pour suivre au soleil l'enterrement d'un plus vieux, l'enterrement d'une plus laide
Et le temps d'un sanglot, oublier toute une heure la pendule d'argent
Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, et puis qui les attend

Les vieux ne meurent pas, ils s'endorment un jour et dorment trop longtemps
Ils se tiennent par la main, ils ont peur de se perdre et se perdent pourtant
Et l'autre reste là, le meilleur ou le pire, le doux ou le sévère
Cela n'importe pas, celui des deux qui reste se retrouve en enfer
Vous le verrez peut-être, vous la verrez parfois en pluie et en chagrin
Traverser le présent en s'excusant déjà de n'être pas plus loin
Et fuir devant vous une dernière fois la pendule d'argent
Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, qui leur dit : je t'attends
Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non et puis qui nous attend.
Les vieux (1963)

Et mourir
Mourir cela n'est rien, Mourir la belle affaire… chantait-il. Don Quichotte ne fait que « crâner », car si cet ultime voyage nous hante tous, en général vers l’hiver de la vie, Jacques Brel, lui, en parlait déjà abondamment et très tôt.

Il sait et reconnait que la mort nous attend tous :
… La mort attend sous l'oreiller
Que j'oublie de me réveiller
Pour mieux glacer le temps qui passe
La mort attend que mes amis
Me viennent voir en pleine nuit
Pour mieux se dire que le temps passe
La mort m'attend dans tes mains claires
Qui devront fermer mes paupières
   Pour mieux quitter le temps qui passe
   Mais qu'y a-t-il derrière la porte
   Et qui m'attend déjà
   Ange ou démon qu'importe
   Au devant de la porte il y a toi…
La mort (1959)

Et il essaie de s’y préparer comme il peut :
   Après mon dernier repas
   Je veux que l'on m'installe
   Assis seul comme un roi
   Accueillant ses vestales
   Dans ma pipe je brûlerai
   Mes souvenirs d'enfance
   Mes rêves inachevés
   Mes restes d'espérance
   Et je ne garderai
   Pour habiller mon âme
   Que l'idée d'un rosier
   Et qu'un prénom de femme
   …
   Je sais que j'aurai peur
   Une dernière fois.
Le dernier repas (1964)

Mais la pensée de « partir » reste difficile à accepter et il tente encore de « négocier » avec la Mort :
   De chrysanthèmes en chrysanthèmes
   Nos amitiés sont en partance
   De chrysanthèmes en chrysanthèmes
   La mort potence nos dulcinées
   De chrysanthèmes en chrysanthèmes
   …
   J'arrive, j'arrive
   Mais pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ?
   Pourquoi déjà et où aller ?
   J'arrive, bien sûr, j'arrive
   N'ai-je jamais rien fait d'autre qu'arriver ?…
   Mais qu'est-ce que j'aurais bien aimé
   Encore une fois prendre un amour
   Comme on prend le train pour plus être seul
   Pour être ailleurs pour être bien
J'arrive, j'arrive
   Mais qu'est-ce que j'aurais bien aimé
   Encore une fois remplir d'étoiles
   Un corps qui tremble et tomber mort
   Brûlé d'amour le cœur en cendres
   J'arrive, j'arrive
   C'est même pas toi qui est en avance
   C'est déjà  moi qui suis en retard
   J'arrive, bien sûr j'arrive
   N'ai-je jamais rien fait d'autre qu'arriver.


Toute sa vie, de l’enfance à la mort, Jacques Brel a vécu comme s'il allait mourir demain pour réaliser ses rêves, intensément, passionnément. Il y aura mis le prix mais nul ne peut contester la réussite de sa vie d’artiste et, au moins, il aura gagné son combat sur la vieillesse. En s’en allant à quarante neuf ans.
Repose en paix, Jacques. Et merci pour tous ces cadeaux personnels que tu nous as laissés.
Ne nous quitte pas.




Yên Hà, janvier 2015

Documents sources 
Grand Jacques : Le roman de Jacques Brel (Marc Robine), Editions Anne Carrière / Editions du Verbe (Chorus)

Jacques Brel, une vie (Olivier Todd), Robert Laffont, Paris, 1984

Jacques Brel 

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