ARTSHARE

Jan 15, 2015

Jacques Brel (4) : De l’enfance à la mort

Jacques Brel, le troubadour à fleur de peau (4) : De l’enfance à la mort

Peter Pan refuse de grandir
Nous l’avons vu, Jacques Brel a connu une enfance austère « où il ne se passait rien » et il l’a longtemps reproché à son père. L’homme passionné refuse les limites et les contraintes des adultes et tout naturellement, il se réfugie dans ce « Paradis perdu » si cher à Peter Pan.

   ... Un enfant C'est le dernier poète
   D'un monde qui s'entête A vouloir devenir grand
   Et ça demande si les nuages ont des ailes
   Et ça s'inquiète d'une neige tombée
   Et ça croit que nous sommes fidèles
   Et ça se doute qu'il n'y a plus de fées
   Mais un enfant Et nous fuyons l'enfance
   Un enfant Et nous voilà passants
   Un enfant Et nous voilà patience
   Un enfant Et nous voilà passés.
Un enfant (1968)

Et il en rend les adultes, son père en tête, responsables : « les adultes sont déserteurs ».
   ... L'enfance
   Qui nous empêche de la vivre
   De la revivre infiniment
   De vivre à remonter le temps
   De déchirer la fin du livre
   L'enfance
   C'est encore le droit de rêver
   Et le droit de rêver encore…
   L'enfance
   Il est midi tous les quart d'heure
   Il est jeudi tous les matins
   Les adultes sont déserteurs...
L’enfance (1973)

Don Quichotte
En fait, l’innocence des enfants devient, avec le temps qui passe, la naïveté des adultes. Peter Pan se transforme en Don Quichotte et le Paradis perdu devient la Quête.

… Telle est ma quête,
Suivre l'étoile
Peu m'importent mes chances
Peu m'importe le temps
Ou ma désespérance
Et puis lutter toujours
Sans questions ni repos

   Pour atteindre à s'en écarteler
   Pour atteindre l'inaccessible étoile.

Vieillir
Refuser de grandir. Refuser de vieillir, cette éternelle vérité tant redoutée. Ces cheveux blancs qui décolorent les têtes, ces rides qui ternissent les miroirs, ce corps qui n'obéit plus… Vieillir, ô vieillir.

   Mourir cela n'est rien
   Mourir la belle affaire
   Mais vieillir... ô vieillir
   Mourir, mourir de rire
   C'est possiblement vrai
   D'ailleurs la preuve en est
   Qu'ils n'osent plus trop rire
   Mourir de faire le pitre
   Pour dérider le désert
   Mourir face au cancer
   Par arrêt de l'arbitre…

Quand nous écoutons ou lisons Brel dépeindre le « drame » des personnes âgées, nous ne pouvons nous empêcher de penser : « Mais c’est exactement cela ! ». Nul besoin de visiter une maison de retraite pour visualiser ces scènes et pour une fois, je n’arrive pas à extraire quelques lignes significatives de la chanson « Les vieux », tellement chaque phrase, chaque mot sonne juste, même si, bien sûr, Brel ne montre qu’une seule facette de la vérité.

   Les vieux ne parlent plus ou alors seulement parfois du bout des yeux
   Même riches ils sont pauvres, ils n'ont plus d'illusions et n'ont qu'un cœur pour deux
   Chez eux ça sent le thym, le propre, la lavande et le verbe d'antan
   Que l'on vive à Paris, on vit tous en province quand on vit trop longtemps
   Est-ce d'avoir trop ri que leur voix se lézarde quand ils parlent d'hier
   Et d'avoir trop pleuré que des larmes encore leur perlent aux paupières
   Et s'ils tremblent un peu est-ce de voir vieillir la pendule d'argent
   Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, qui dit : je vous attends

   Les vieux ne rêvent plus, leurs livres s'ensommeillent, leurs pianos sont fermés
   Le petit chat est mort, le muscat du dimanche ne les fait plus chanter
   Les vieux ne bougent plus, leurs gestes ont trop de rides, leur monde est trop petit
   Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit
   Et s'ils sortent encore bras dessus bras dessous tout habillés de raide
   C'est pour suivre au soleil l'enterrement d'un plus vieux, l'enterrement d'une plus laide
   Et le temps d'un sanglot, oublier toute une heure la pendule d'argent
   Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, et puis qui les attend

   Les vieux ne meurent pas, ils s'endorment un jour et dorment trop longtemps
   Ils se tiennent par la main, ils ont peur de se perdre et se perdent pourtant
   Et l'autre reste là, le meilleur ou le pire, le doux ou le sévère
   Cela n'importe pas, celui des deux qui reste se retrouve en enfer
   Vous le verrez peut-être, vous la verrez parfois en pluie et en chagrin
   Traverser le présent en s'excusant déjà de n'être pas plus loin
   Et fuir devant vous une dernière fois la pendule d'argent
   Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, qui leur dit : je t'attends
   Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non et puis qui nous attend.
Les vieux (1963)

Et mourir
Mourir cela n'est rien, Mourir la belle affaire… chantait-il. Don Quichotte ne fait que « crâner », car si cet ultime voyage nous hante tous, en général vers l’hiver de la vie, Jacques Brel, lui, en parlait déjà abondamment et très tôt.

Il sait et reconnait que la mort nous attend tous :
… La mort attend sous l'oreiller
Que j'oublie de me réveiller
Pour mieux glacer le temps qui passe
La mort attend que mes amis
Me viennent voir en pleine nuit
Pour mieux se dire que le temps passe
La mort m'attend dans tes mains claires
Qui devront fermer mes paupières
   Pour mieux quitter le temps qui passe
   Mais qu'y a-t-il derrière la porte
   Et qui m'attend déjà
   Ange ou démon qu'importe
   Au devant de la porte il y a toi…
La mort (1959)

Et il essaie de s’y préparer comme il peut :
   Après mon dernier repas
   Je veux que l'on m'installe
   Assis seul comme un roi
   Accueillant ses vestales
   Dans ma pipe je brûlerai
   Mes souvenirs d'enfance
   Mes rêves inachevés
   Mes restes d'espérance
   Et je ne garderai
   Pour habiller mon âme
   Que l'idée d'un rosier
   Et qu'un prénom de femme
   …
   Je sais que j'aurai peur
   Une dernière fois.
Le dernier repas (1964)

Mais la pensée de « partir » reste difficile à accepter et il tente encore de « négocier » avec la Mort :
   De chrysanthèmes en chrysanthèmes
   Nos amitiés sont en partance
   De chrysanthèmes en chrysanthèmes
   La mort potence nos dulcinées
   De chrysanthèmes en chrysanthèmes
   …
   J'arrive, j'arrive
   Mais pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ?
   Pourquoi déjà et où aller ?
   J'arrive, bien sûr, j'arrive
   N'ai-je jamais rien fait d'autre qu'arriver ?…
   Mais qu'est-ce que j'aurais bien aimé
   Encore une fois prendre un amour
   Comme on prend le train pour plus être seul
   Pour être ailleurs pour être bien
J'arrive, j'arrive
   Mais qu'est-ce que j'aurais bien aimé
   Encore une fois remplir d'étoiles
   Un corps qui tremble et tomber mort
   Brûlé d'amour le cœur en cendres
   J'arrive, j'arrive
   C'est même pas toi qui est en avance
   C'est déjà  moi qui suis en retard
   J'arrive, bien sûr j'arrive
   N'ai-je jamais rien fait d'autre qu'arriver.


Toute sa vie, de l’enfance à la mort, Jacques Brel a vécu comme s'il allait mourir demain pour réaliser ses rêves, intensément, passionnément. Il y aura mis le prix mais nul ne peut contester la réussite de sa vie d’artiste et, au moins, il aura gagné son combat sur la vieillesse. En s’en allant à quarante neuf ans.
Repose en paix, Jacques. Et merci pour tous ces cadeaux personnels que tu nous as laissés.
Ne nous quitte pas.
Yên Hà, janvier 2015

No comments:

Post a Comment

Note: Only a member of this blog may post a comment.