ARTSHARE

Oct 16, 2014

Jacques Brel, le troubadour à fleur de peau (1) : Le passionné


                    Après Ngô Thuỵ Miên et Charles Aznavour, j'ai voulu rendre hommage à un 
                    autre artiste qui aura marqué son époque, par son talent bien sûr, mais aussi
                    par sa personnalité tant controversée : Jacques Brel.
 « Je m’appelle Jacques Brel »
Jacques Romain Georges Brel voit le jour le 18 avril 1929 à Schaerbeek, dans la banlieue de Bruxelles, Belgique, pour s’éteindre le 9 octobre 1978 à Bobigny, France. A 49 ans.
Auteur-compositeur-interprète, acteur et réalisateur de son état, l’homme est cependant beaucoup plus difficile à décrire et apparait probablement comme l’un des artistes les plus controversés. Comme sa valse à mille temps, sa personnalité revêt mille facettes et tant de qualificatifs ont été utilisés pour le définir : l’abbé Brel, le troubadour prêcheur, le puriste, le révolté, l’anti-bourgeois, le misogyne, Don Quichotte, le généreux, l’ami fidèle, … et surtout l’écorché vif.
L’artiste a des choses à dire et il les dit, dans plus de deux cents chansons, le plus souvent chargées d’émotions, surtout dans sa manière « théâtrale » de les chanter. 
Le lecteur me permettra de parler de lui au temps présent car pour moi, il est et restera un merveilleux poète qui ne nous as jamais vraiment quittés, du moins dans nos cœurs :
   Six pieds sous terre,
   Jacquot,
   Tu chantes encore,
   Six pieds sous terre
   Tu n’es pas mort
 …

1. Jacques le passionné
C’est le moins qu’on puisse dire. L’homme a une passion inaltérée de la vie. Il ne fait pas semblant, il ne vit pas à moitié, il vit pleinement chaque émotion, chaque moment de la vie, jusqu’au bout, jusque dans la démesure, « jusque la déchirure ». Parfois têtu obstiné jusqu’à la mauvaise foi, parfois excessif dans ses colères mais aussi dans sa générosité et ses coups de cœur.
Sa véhémence et sa hargne sont d’autant plus cruelles et cyniques qu’elles sont dirigées contre sa propre éducation, ses propres origines. Issu d’une famille bourgeoise catholique flamande mais francophone, il n’aura de cesse de critiquer les Bourgeois, les Flamands et se méfiera même de Dieu.

Ni Dieu

Son éducation catholique, ses activités au sein de la Franche Cordée (mouvement de jeunesse catholique) et de la Fédération des Scouts Catholiques lui auront sûrement valu le surnom « l’abbé Brel » attribué par Georges Brassens.

Tout en restant un croyant et un homme de principes, il s'éloigne du dogme :
   C`est trop facile d`entrer aux églises
   De déverser toutes ses saletés
   Face au curé qui dans la lumière grise
   Ferme les yeux pour mieux nous pardonner
   Tais-toi donc Grand Jacques
   Que connais-tu du Bon Dieu
   Un cantique, une image
   Tu n'en connais rien de mieux…
   ... C'est trop facile
   C'est trop facile
   De faire semblant
(Grand Jacques, 1954)

   …Moi, moi, si t`étais l'Bon Dieu
   Tu n'serais pas économe
   De ciel bleu
   Mais tu n`es pas le Bon Dieu
   Toi, tu es beaucoup mieux
   Tu es un homme
(Le bon Dieu, 1977)

« Je crois que Dieu, ce sont les hommes et qu'ils ne le savent pas.  » (Jacques Brel).

Dans Les Flamandes (1959), il s'attaque à l'Eglise belge réactionnaire et au cléricalisme mais les Flamands belges se sentent beaucoup plus visés (nous en reparlerons plus loin).
   Les Flamandes dansent sans rien dire 
   Sans rien dire aux dimanches sonnants
   Les Flamandes dansent sans rien dire
   Les Flamandes ça n'est pas causant.
   Si elles dansent, c'est parce qu'elles ont vingt ans
   Et qu'à vingt ans il faut se fiancer
   Se fiancer pour pouvoir se marier
   Et se marier pour avoir des enfants
   C'est ce que leur ont dit leurs parents
   Le bedeau et même son Eminence
   L'Archiprêtre qui prêche au couvent.
 
   Et c'est pour ça, et c'est pour ça qu'elles dansent
   Les Flamandes, les Flamandes,
   Les Fla, les Fla, les Flamandes…

Ni maître
Il s’est également insurgé contre l’autre institution qu’est l’Armée, et La Colombe (1959), une chanson profondément antimilitariste sortie en pleine guerre d'Algérie, sera reprise par les opposants à la guerre du Vietnam :
   Pourquoi cette fanfare, quand les soldats par quatre
   Attendent les massacres sur le quai d'une gare?
   Pourquoi ce train ventru qui ronronne et soupire
   Avant de nous conduire jusqu'au malentendu?
   Pourquoi les chants les cris des foules venues fleurir
   Ceux qui ont le droit d'partir au nom de leurs conneries?
   Nous n'irons plus au bois, la colombe est blessée.
   Nous n'allons pas au bois, nous allons la tuer…


Ou encore :

   Quand on n'a que l'amour 
   Pour parler aux canons
   Et rien qu'une chanson 
   Pour convaincre un tambour...
(Quand on n'a que l'amour, 1956)

Dans la chanson Au suivant (1964), il fustige les « bordels militaires de campagne » consistant à « offrir des prostituées » aux jeunes appelés du continent :
   Tout nu dans ma serviette qui me servait de pagne
   J'avais le rouge au front et le savon à la main
   Au suivant, au suivant
   J'avais juste vingt ans et nous étions cent vingt
   A être le suivant de celui qu'on suivait
   Au suivant, au suivant
   J'avais juste vingt ans et je me déniaisais
   Au bordel ambulant d'une armée en campagne
   Au suivant, au suivant
 …
La chanson dégage un malaise certain et évoque de manière plus générale, la misère sexuelle.

Fils de bourgeois et Anti-bourgeois
« J’ai eu une enfance où il ne se passait presque rien ; il y avait un ordre établi assez doux. Ce n’était pas rugueux du tout, ce n’était pas dur du tout… C’était paisible et forcément morose…
 … Je vivais au sein d’une bourgeoisie prudente. Je m’ennuyais. Je ne crachais pas sur ce que je vivais, ni sur la bourgeoisie de mes parents ; non, je m’ennuyais
 …

... Je ne me souviens pas avoir vu mon père rire...»
En quelque sorte, il reproche à ses parents de l’enfermer dans cette « bourgeoisie prudente » et immobiliste, lui qui déborde de vie et qui ne rêve que « d’aller voir ». Comme si, piégé dans cette nasse familiale ( Mon père m'a encartonné - allusion à l'usine de cartonnerie de son père), il se démène pour arracher cette bourgeoisie qui lui colle à la peau, un peu comme Michael Jackson rejetait cette « noireté » qui lui servait de peau.

En tout cas, sa « haine » des bourgeois est féroce :
   … Les bourgeois c'est comme les cochons
   Plus ça devient vieux plus ça devient bête
   Les bourgeois c'est comme les cochons
   Plus ça devient vieux plus ça devient ...
(Les bourgeois, 1962     https://www.youtube.com/watch?v=q5djq141fsI)

Mais Brel ne biaise pas et dans le dernier couplet, il se peint comme « redevenu lui-même un notaire repus », car on n’échappe pas à sa condition :
   … Avec maître Jojo
   Et avec maître Pierre
   Entre notaires on passe le temps
   Jojo parle de Voltaire
   Et Pierre de Casanova
   Et moi, moi qui suis resté le plus fier
   Moi, moi je parle encore de moi…

Il faut écouter et surtout voir Brel chanter Ces gens là où il dépeint une famille de bourgeois typiques :
   ... Et puis, y'a l'autre…
   …Qui fait ses petites affaires
   Avec son petit chapeau
   Avec son petit manteau
   Avec sa petite auto
   Qu'aimerait bien avoir l'air
   Mais qui n'a pas l'air du tout
   Faut pas jouer les riches
   Quand on n'a pas le sou
   Faut vous dire Monsieur
   Que chez ces gens-là
   On ne vit pas Monsieur
   On ne vit pas, on triche…
Un cœur grand comme une cathédrale
Hargneux vis-à-vis de ce qu'il considère comme la bêtise humaine, il est tout aussi fidèle envers les amis que généreux.
A la chanteuse Isabelle Aubret, victime d’un terrible accident de la route, il a donné sa chanson La Fanette qu’elle voulait chanter, avec les droits d’auteur et d’édition.
Comme il a offert les droits de L’enfance à la fondation Perce-Neige de son ami Lino Ventura.
Comme, au sommet de son succès, il est revenu se produire plusieurs fois à l’Echelle de Jacob, petit cabaret de Suzy Lebrun qui lui avait prêté de l’argent pour remplacer sa guitare volée, à l’époque de ses débuts difficiles. Sans être payé, bien sûr, mais aussi en payant de sa poche, ses musiciens.
Le reste du temps, sa générosité est beaucoup plus discrète : tours de chants au théâtre municipal d’une ville quelconque, dans un centre pour enfants handicapés ou dans une maison de retraite…

   Y en a qui ont le cœur si large
   Qu'on y entre sans frapper
   Y en a qui ont le cœur si large
   Qu'on n'en voit que la moitié…
(Les cœurs tendres, 1967)

« J'aime beaucoup plus les hommes qui donnent que les hommes qui expliquent. » (Jacques Brel)
  
Chanteur, comédien et « allumeur de foules »
Ecouter Brel chanter c'est bien, mais le voir chanter est beaucoup mieux, bonheur que je n'ai jamais eu, son dernier concert ayant eu lieu en 1967, année où j'usais encore mes fonds de culotte au lycée à Saigon. Il faut dire que les jeunes de mon époque se pâmaient beaucoup plus pour Christophe ou Sylvie Vartan que pour Georges Brassens ou Jacques Brel que les stations de radio ne passaient d'ailleurs pas ou très peu. Et aujourd’hui, chaque fois que je visionne une de ses représentations sur YouTube, je me répète que, décidément, j'ai vraiment raté quelque chose.

Non, Jacques Brel n'est pas un chanteur de charme comme Sacha Distel ou Julio Iglesias et d'aucuns peuvent ne pas apprécier le chanteur. 
Non, Jacques Brel n'est pas beau comme Julien Clerc et il l'avoue: « Si j'avais été beau, je n'aurais sans doute pas eu de carrière du tout » et même qu'une de ses (nombreuses) maîtresses  disait: « Je le regardais dormir, mais qu'est-ce qu'il était laid.»
Ses dents chevalines, son grand corps maigre, ses longs bras ballants, sa démarche gauche font de son physique, un handicap difficile à dépasser, surtout à ses débuts et les critiques s’en donnaient à cœur joie. (Ceci n'est pas sans rappeler l’autre cas de « pas beau » qu’est Charles Aznavour.)
C’est donc pour lui un exploit que de réussir à attirer les spectateurs qui viennent le « voir » chanter. Car Jacques Brel ne chante pas, il raconte des histoires avec ses tripes. Au propre comme au figuré puisque, avant chaque lever de rideau, il est obligé d’aller vomir sa peur aux toilettes.
Sur scène, il y a bien sûr, le chanteur qui chante une chanson, mais surtout le comédien qui interprète une scène de vie et qui campe absolument les personnages de ses chansons. Il chante avec sa voix, mais surtout avec ses mimiques et ses grimaces, ses bras, ses mains, avec tout son corps, avec toute son énergie. Au point qu’au bout de la quatrième chanson, il est en nage comme un joueur de tennis disputant le cinquième set d’une finale de Grand Chelem.

Il n'allume pas les réverbères comme le personnage dans "Le petit Prince" de St Expupéry (un de ses livres de chevet). Lui, il allume les foules.
Grand Jacques ne fait pas semblant, surtout quand il chante. Il réussit même l'exploit de transporter par sa seule présence les foules américaines à New York ou russes à Moscou, publics qui comprennent même pas ce qu'il chante.

Ceci est d’autant plus extraordinaire que ce 
«galérien des galas» enchaîne entre 250 et 300 tours de chants par an (327 en 1962). Infatigablement. Sans compter qu'après chaque concert, il va encore fêter la troisième mi-temps, avec ou sans sa bande, jusque vers les six heures du matin pour se lever prendre son petit déjeuner vers les neuf heures du matin. Une santé de fer, je vous dis.
De passion en passion, passionnément
«Le talent, ça n’existe pas. Le talent, c’est d’avoir envie de faire quelque chose
Et des envies, Jacques Brel en a eues.

Après seulement quinze ans de métier et au sommet de la gloire, il arrête de chanter pour se consacrer à d’autres domaines : cinéma (dix films comme acteur et/ou réalisateur), comédie musicale (dont le fameux 
L'homme de la Mancha,) voile (sur son voilier L'Askoy), aviation (sur son bimoteur baptisé Jojo). Avec toujours la même passion.
Il a voulu chanter et il a chanté
Il a voulu jouer et il a joué
Il a voulu tourner et il a tourné
Il a voulu naviguer et il a navigué
Il a voulu voler et il a volé
… comme toujours…
(Idée inspirée par la chanson Vesoul)


 Décidément, Jacques Brel n’aura vécu que 49 ans mais il les aura vécues. Passionnément.
Jacques Brel vu par Octave Landuyt


Yên Hà, octobre 2014

Au prochain numéro : Jacques Brel et la difficulté d'être "Brelge"

Documents sources 
Grand Jacques : Le roman de Jacques Brel (Marc Robine), Editions Anne Carrière / Editions du Verbe (Chorus)

Jacques Brel, une vie (Olivier Todd), Robert Laffont, Paris, 1984

Jacques Brel

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