ARTSHARE

Oct 16, 2019

Voyage du bout de la nuit


Naissance, Vieillesse, Maladie, Mort. Tel est le cycle de vie selon Bouddha et le voyage prend fin à la station Mort. Tout être vivant passe par là, même si peu d’entre nous y pensent (ou ne veulent pas y penser). Pourtant, une fois que nous sommes confrontés de près à une situation de vie et de mort et que nous nous en sortons, nous porterions probablement un autre regard sur la vie. C’est mon expérience personnelle que je souhaite partager ici.

Un mauvais jour
Nous avions quitté la vie professionnelle, mon épouse et moi, depuis quelques années et nous menions une vie paisible jusqu’au jour où, sans crier gare, la tempête s’est abattue sur nous, mettant toute notre existence sens dessus-dessous. 

Ce soir là, un mal au ventre insupportable me fait atterrir directement aux urgences médicales de l’hôpital de mon comté. Une journée passée en tests et nous apprenons que ma rate a enflé et que mon foie est gravement endommagé. L’hôpital local s’estimant peu compétent pour traiter des problèmes (présumés) du foie, me fait transférer dans un établissement mieux équipé à Philadelphie. Là, après bien des tests, nous apprenons que le coupable est un Lymphome, un cancer relatif au sang (pour faire court) et dont mon foie a été la première victime.
Et là, commence le cauchemar.

Une terrible maladie
La première semaine à l’hôpital a été une épreuve cauchemardesque. La maladie commence à se manifester de manière aigu
ë, mon foie arrête de fonctionner et les autres organes se mettent en grève, l’un après l’autre. Mon corps enfle, ma peau vire au marron et je faiblis de plus en plus. Je rentre dans un état semi-comateux et les moments de lucidité ne sont là que pour me faire sentir toute la souffrance physique et morale de la maladie. Mon fils a dû prendre l’avion pour venir me voir et un soir, en plein désespoir, je lui confie : « Ecoute, je n’en peux plus, qu’est-ce que je voudrais pouvoir partir maintenant ». Les yeux rougis, le pauvre essaie de me réconforter au mieux dans ces moments difficiles.
Dans mon état d’affaiblissement, les seules mesures temporaires sont respiration assistée, transfusion sanguine, perfusion intraveineuse de solutions salines et d’antibiotiques. Jusqu’à un certain point, le médecin a dû dire à ma femme (j’étais, quant à moi, déjà inconscient) : - « La situation est critique et nous devons absolument faire quelque chose aujourd’hui. Cependant, Monsieur est beaucoup trop affaibli pour une chimiothérapie et la seule option qui reste est un traitement de stéroïde afin de lui redonner suffisamment d’énergie pour la chimio. Le problème est que le traitement est très puissant et nous ignorons si Monsieur pourra le supporter. Si oui, tout ira bien, sinon, … ». A ces mots, ma femme éclate en sanglots et passe la nuit à prier, une statue de Bouddha serrée dans la main. 
Au grand soulagement de tous, la Faucheuse m’ignore et je passe l’épreuve pour démarrer ma chimiothérapie. Une première victoire.

Chimiothérapie, une arme à double tranchant
Le traitement vise à détruire les cellules à croissance rapide, caractéristique des cellules du cancer, mais sans distinction possible des autres « bonnes » cellules, d’où l’apparition d’effets secondaires. La chute de cheveux en est la plus caractéristique mais beaucoup d’autres sont plus sérieux : anémie (effet sur le sang), problèmes digestifs (diarrhée, constipation, vomissement,…), perte de poids (dix kilogrammes dans mon cas), assèchement de la bouche, perte des sens gustatif et tactile, difficulté pour se concentrer, migraines, humeurs variables et bien d’autres. De manière plus générale, le traitement affecte notre système immunitaire, exposant notre organisme à toutes sortes d’infections.
De ces effets secondaires, j’en ai eu mon lot, me causant bien des tracas mais encore supportables.

Heureusement, cahin caha, cinq mois plus tard, j’aurai reçu six doses de chimiothérapie par voie intraveineuse et cinq par ponctions lombaires sans autres complications.
Dès la sortie de l’hôpital, je m’efforce de prendre mes médicaments, de me fortifier par la nourriture et la kinésithérapie mais rien n’y fait. Je reste aussi maigre et aussi faible et je continue d’endurer la maladie et ses remèdes. Je comprends, mais bien plus tard, que rien ne peut s’améliorer tant que dure le traitement.
Finalement, une analyse TEP (Tomographie par Emission de Positons) puis une deuxième trois mois plus tard permettent de statuer (a priori) que je suis tiré d’affaire. 
Ouf! Je me sens revivre. Encore une victoire sur la maladie. Je vais pouvoir commencer à récupérer.

Impermanence
Je suis d’obédience bouddhiste mais je vais peu prier au temple et je n’ai pas toujours bien assimilé les subtilités de la philosophie bouddhiste. A titre d’exemple, je peux comprendre la notion d’impermanence comme le fait que rien n’est éternel, que tout change constamment, raison pour laquelle il serait vain de s’attacher à quoi que ce soit. Mon entendement s’arrête là, aussi théorique que l’existentialisme de Kierkegaard ou de Jean-Paul Sartre, mais là, à travers le prisme de ma propre expérience, l’impermanence revêt un tout autre sens.
Jeune, je ne savais que vivre éperdument ma jeunesse dans la force de l’âge et je n’avais jamais mis les pieds dans un hôpital. Le jour où mon épouse et moi, nous étions tous les deux retraités, nous pensions que la vie serait paisible comme un cours d’eau tranquille et nous organisions notre existence en conséquence : une alimentation légère plus à base de légumes que de viande, gymnastique et natation quatre fois par semaine, voyage touristique deux, trois fois par an, retrouvailles pour faire la fête avec les amis, quelques parties de mah-jong de temps en temps, bilan de santé et vaccination contre la grippe chaque année. Bref, toutes les raisons pour vivre en bonne santé et heureux.
Mais l’homme propose et Dieu dispose. Il peut faire soleil ou il peut neiger, et la vie n’est malheureusement pas un long fleuve tranquille. Rien n’est éternel et tout, absolument tout peut arriver à n’importe qui, n’importe quand, pour n’importe quelle raison.
Comprendre ne veut pourtant pas dire accepter. Comment ai-je pu contracter cette terrible maladie ? Pourquoi ai-je à souffrir de la sorte ? Cela ne me semble pas juste, mais à quoi bon me révolter ? Et je finis admettre les réalités de la vie.
Tout compte fait, je dois reconnaître que dans mon malheur, j’ai eu beaucoup de chance de m’en sortir de la sorte : aucune opération chirurgicale ou transplant d’organe (
le foie vraisemblablement dans mon cas) n’a été nécessaire, et j’ai relativement bien supporté les effets secondaires de la chimiothérapie (j’en connais qui ont dû arrêter le traitement et se laisser mourir, tellement le remède est pire que la maladie). Dans mon cas, seuls cinq mois de traitements et quatre autres de récupération m’ont pratiquement remis sur pieds (pour le moment, du moins). Avec cela, je ne peux vraiment pas me plaindre.
Sur cette Terre, nous ne sommes que des grains de sable, des passants qui passent et le passage peut être long ou court, paisible ou chaotique, nous n’en sommes pas complètement maîtres et de toutes les façons, rien n’est définitivement acquis et la seule constante est le changement. Nous ne pouvons qu’humblement accepter et chérir la vie, goûter les joies de l’existence, chaque jour, chaque minute, chaque seconde.
Car tout est impermanence.

Destin et Karma
Dans la croyance asiatique, personne n’échappe à son destin. Mais accepter ne signifie pas laisser le destin ou quelqu’un d’autre décider à sa place. La philosophie bouddhiste comporte également le concept de « karma », sorte de relation de cause à effet et selon lequel les intentions et les actions d’un individu peuvent avoir une influence sur lui dans le futur. « On récolte ce que l’on a semé », mes parents me l’ont toujours enseigné pour m’encourager à faire le bien. Mais est-ce toujours le cas ? Cette année n’aura pas été propice à ma famille : au début de l’année, je suis touché par cette maladie, ma belle-sœur décède trois mois après, suivie par ma mère deux mois suivants, elle-même suivie par sa belle-sœur une semaine après. Est-ce parce que nous n’avons pas eu notre lot de bonnes actions ? A bien réfléchir, je m’en suis bien sorti et les trois autres membres de ma famille souffraient depuis des années de leurs maladies incurables et la fin serait pour eux plus une délivrance qu’une punition. Est-ce cela le karma ? Je suis enclin à le croire.
Dans ma souffrance, il m’arrivait de trouver injuste pour moi d’attraper cette maladie alors que j’ai fait de mon mieux pour entretenir la bonne santé de mon corps. Puis je dois reconnaître que c’est un « accident » qui peut arriver à n’importe qui et c’est justement le bon fonctionnement de mon corps qui m’a permis de me relever et de récupérer aussi « facilement », ce que mon médecin m’a dit à plusieurs reprises.
D’autre part, accepter n’est pas abandonner. Bien au contraire, plus la situation est grave et plus nous devons nous battre de toutes nos forces. Je ne suis pas de nature à me laisser aller mais je dois avouer que ce n’est pas toujours facile et dans pareilles circonstances, j’apprends encore mieux combien notre existence est reliée aux autres.

L’amour d’autrui
Aimez vous les uns les autres, disait Jésus.
Pendant tout ce temps, je suis arrivé à conserver mon moral pour passer les obstacles, en grande partie grâce aux supports de l’équipe médicale, de la famille, de mes amis et, bien entendu, de ma dévouée épouse.
Et je réalise la profonde signification de tous ces termes utilisés : alter ego, compagne, conjointe, moitié, … dans la relation mari-femme. Je me demande vraiment ce que j’aurais pu faire tout seul, sans l’omniprésence de ma femme à mes côtés. Pendant tous ces longs et angoissants mois, elle a été là, près de moi, pour moi, en tout et pour tout : me donner ma nourriture et mes médicaments, assurer le contact avec l’hôpital, m’y amener et me ramener, s’occuper des affaires dans et hors de la maison, les siennes et les miennes,… Et moi, incapable de faire quoi que ce soit pour l'aider, j’en ai les larmes aux yeux. Hormis ma mère qui s’occupait de moi quand j’étais petit, qui d’autre que ma femme prendrait soin de moi de la sorte aujourd’hui ?
Quant à nos enfants, ils étaient tous venus, certains de loin, pour me voir, juste au cas où… Et mes frères et sœurs étaient tous inquiets puis tellement soulagés après. C’est cela aussi, la famille.
Beaucoup de mes amis m’ont également manifesté leurs supports, même si nous n’avions pas prévenu tout le monde sur Facebook ou sur les forums électroniques. Les amis comptent énormément, surtout à mon âge avancé.

Tous ceux qui ont connu l’hôpital savent qu’un séjour n’y est jamais aussi plaisant qu’à l’hôtel. On mange mal (c’est fade, trop cuit et trop sec), on dort mal, sans parler de l’état psychologique du patient. Je garde un souvenir horrible de ces quatre semaines mais à l’inverse, j’ai eu l’occasion de porter un autre regard sur le métier de soignants (médecins, infirmières, aides-soignants,…). Tous ceux que j’ai connus là-bas sont, dans leur grande majorité, compétents et surtout dévoués, voire compassionnels (le « bi » dans la tradition bouddhiste ?). Quoi qu’il en soit, j’en garde un souvenir ému et chargé de gratitude et à la fin de mon traitement, j’ai eu plaisir à offrir un petit cadeau à mon médecin et un à l’équipe soignante.
(Ce geste me vient de mon père : ma famille a pu quitter le Vietnam avant la chute de Saigon grâce à l’aide du conseiller militaire américain de mon père et pour exprimer son sentiment de gratitude, mon père  lui envoie un cadeau chaque année à Noël et même après sa mort, ma mère a continué le « rituel » jusqu’au jour où notre bienfaiteur a expressément suggéré d’y mettre une fin. Je crois que c’est cela la gratitude asiatique ?)
De cette expérience, je réapprends à chérir l’amour, l’amitié et toutes les relations humaines. Je réapprends à aimer la vie, à aimer autrui.

Retour à la lumière
Depuis le premier jour à l’hôpital, j’ai eu à subir toutes sortes d’épreuves. La traversée du cancer a été exténuante et douloureuse, j’ai trébuché et je me suis relevé tant de fois, pour continuer de marcher, pour continuer de vivre. Car je n’avais le droit de trahir l’amour et le support de ma femme, de ma famille, de mes amis comme de toute l’équipe soignante. Mon combat était aussi le leur et je me devais de vivre, à cause d’eux, pour eux, pour moi.
Un mois après ma dernière session de chimiothérapie, les effets secondaires commencent à se dissiper les uns après les autres : mes cheveux repoussent, je reprends goût à la nourriture, je rattrape quelques kilos perdus. Je retourne à la gym et à ma natation, je retrouve mon jardin potager, tout doucement car je suis encore faible et me fatigue assez vite. Dehors, le soleil d’été est revenu et la vie continue. Je commence à me sentir revivre.
Aujourd’hui, huit mois après ma maladie, je suis redevenu à peu près « normal ». Je reviens à la vie.

A bien réfléchir, ce qui m’a sauvé relèverait de deux facteurs essentiels :
- La maladie a pu être détectée assez vite (dès le début ?). Je dois donc me rappeler, surtout à mon âge, qu'il me faut surveiller de près ma santé et m’inquiéter de la moindre anomalie avant que ce ne soit trop tard.
- Mon organisme est suffisamment robuste pour tenir tête à la maladie et aux traitements, ceci grâce à un mode de vie sain et équilibré. Soignons notre corps, il nous le rendra bien.

Leçons de vie
C’est dans la confrontation avec la mort que nous apprenons à chérir la vie. Les épreuves sont sources d’expériences et j’en ai appris mon petit lot. Car il m'a été accordé une deuxième chance et je n'avais pas le droit de l'ignorer ; je me devais d'en tirer les leçons.
La vie est impermanence. Nous pouvons vivre aujourd’hui et mourir le lendemain, qui sait ?
Mon médecin est assez optimiste au vu de mes résultats médicaux mais je suis conscient que statistiquement, les survivants d’un Lymphome (aux Etats-Unis) ont 71% de chance de prolonger leur vie de 5 ans et 53% de vivre au delà de 10 ans. Enfin, je vais me contenter de vivre pour l’instant, le reste peut attendre.
J’apprends à embrasser la vie, à vivre pleinement chaque jour, chaque minute, chaque seconde. Et nous continuerons de voyager et de bien profiter de la vie.
Dans mon malheur, j’ai appris à honorer et chérir l’amour avec un grand "A", à vivre en harmonie avec mon entourageet mon environnement.
Dans ce voyage, des ténèbres à la lumière, j’ai appris de précieuses leçons de vie. Et j’ai encore bien de choses à apprendre, et surtout à pratiquer ce que j’ai compris. A lâcher prise.

Vivre sans haine, sans ressentiment, sans reproche
Vivre en souriant aux épreuves et aux obstacles
Vivre à se hisser vers le soleil du matin
Vivre en paix avec ceux qui partagent mon existence
La vie est mouvement mais mon âme est tranquille
La vie est amour mais mon cœur est sans attaches
Vivre heureux, loin des vanités de la vie
Garder mon esprit imperturbable dans un monde perturbé.
(anonyme)

Post-scriptum : Je suis conscient que mon cas est particulier, que j’ai eu de la chance, beaucoup plus de chance que beaucoup de mes semblables. Cet écrit, je souhaite le dédier à toutes les personnes confrontées à cette atroce maladie et de manière générale, à tous ceux, à toutes celles qui sont revenu(e)s de la mort.

Yên Hà, octobre 2019

1 comment:

  1. Merci d'avoir partagé ton expérience. Ce voyage, je suis en plein dedans depuis 6 mois...

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