ARTSHARE

Mar 29, 2012

Génération « sandwich »


Je suis né entre deux guerres, entre cent ans de domination française et vingt ans de guerre civile. Puis, j’ai pu aller poursuivre mes études paisiblement en Europe pendant que les combats continuaient de faire rage dans mon pays.
Aujourd’hui, les bombes se sont tues mais une fois de plus, ma famille avait du plier bagages et quitter le pays natal, et tout comme plusieurs millions de Vietnamiens, nous nous sommes retrouvés déracinés, éparpillés de par le monde, sur des terres d’asile appelées France, Etats-Unis, Australie…
Le manque est toujours là, intact, du moins pour nos parents et pour nous, les émigrants de la première génération. Une génération « mi-figue, mi-raisin », en apnée dans l’espace des patries, suspendue dans le temps des générations, perdue dans les volutes des cultures. Une génération « sandwich ».

Pris entre deux patries

Ces immigrants que nous sommes portent aujourd’hui des passeports américains, français ou australiens mais un passeport n'est que du papier. La plupart d’entre eux ne maîtrisent toujours pas la langue du pays d’accueil, restent encore plutôt « nuoc-mam » que « hamburger » ou « camembert », n’ont toujours pas d’amis français ou américains ou australiens. Ils vivent encore entre eux, pour se retrouver autour des centres commerciaux ou marchés asiatiques, ou entre amis, autour d’une table ou d’un « karaoké ».
Ces Américains (Français, Australiens) d’origine vietnamienne n’ont cherché qu’une terre d’asile pour vivre « en intérim », tout en voulant croire qu’ils sont en train de vivre « chez eux » et à chaque occasion, ceux qui en ont les moyens vont s’offrir une visite au pays qui leur manque tant.

Je ne me rappelle plus qui avait dit « Ma patrie, c’est là où je suis heureux ».
Quelle belle consolation si je pouvais y croire, mais l’appel des racines est si fort, pour moi qui ai toujours pensé que ma patrie, c’est là où je suis né, là où sont nés mes parents, mes grands-parents, la terre de mes ancêtres.
Bien sûr, sur ces terres d’accueil, nous vivons en liberté, nous mangeons à notre faim et pour beaucoup d’entre nous, nous sommes propriétaires de notre logement, nous envoyons nos enfants à l’université, et nous nous offrons des vacances bien agréables. Sur le plan matériel, nous pouvons nous estimer heureux, en tout cas, beaucoup plus heureux que la majorité de nos compatriotes au Vietnam.
 Je ne me permettrais pas de me plaindre ou de me comparer à quiconque ; je ne fais qu’exprimer ici un lourd état d’âme propre aux expatriés que nous sommes.
D’autant plus que dans mon cas, j’ai la double nationalité, française et américaine, je vis aux Etats-Unis mais mon cœur est resté au pays natal, mes pensées sont encore en France et j’ai encore une certaine nostalgie de la Belgique. Comment pourrais-je donc oublier les endroits où j’ai vécu ?

Ma patrie est la mère qui m’a porté et m’a donné le jour, m’a nourri et m’a élevé, et ma deuxième (troisième) patrie est la mère qui m’a grand ouvert les bras au moment où je n’ai plus une place au soleil.
Nous ne sommes pas près d’oublier les mains qui nous ont été tendues (d’ailleurs, depuis leur arrivée aux Etats-Unis en 1975, mes parents ont toujours envoyé, chaque année, un cadeau de Noel à l’officier américain qui a aidé ma famille à venir s’installer aux Etats-Unis et même après le décès de mon père, ma mère a perpétué cette pratique malgré les « protestations » de notre bienfaiteur).
Je garderai toujours une grande affection pour mes mères d’adoption tandis que mon cœur saigne pour le Vietnam, pour ma mère-patrie qui souffre.
Ma patrie, qui es-tu ? Où es-tu ?
 
Pris entre deux cultures

Aujourd’hui, la soixantaine dépassée, je réalise que je n’aurai vécu que dix-huit ans dans mon propre pays. (Quelle perte !)
Toutes ces années passées en France et « en français » m’ont forgé un certain mode de penser, une certaine manière de parler, un certain savoir-vivre, une culture certaine que je suis fier d’arborer à côté de la mienne.
Toutes ces années ont fait du français ma première langue, langue que je dois utiliser pour explorer les fins fonds de mes pensées et extirper le moindre de mes états d’âme.
Et pourtant, toutes ces années n’ont entamé que la couche extérieure, elles n’ont modifié que mon aspect et mes comportements, elles n’ont façonné que mes goûts culinaires ou vestimentaires. Elles n’ont modelé que mon “moi” externe.
Toutes ces années n’ont pas changé la couleur de ma peau, ni celle de mes cheveux (la raison de l’âge mise à part), elles n’ont pas touché à la musique de ma langue maternelle, elles n’ont pas altéré l’héritage culturel de mes ancêtres, ni l’éducation de mes parents.
La France m’a donné une culture de plus, elle n’a pas remplacé la mienne.

Et c’est peut-être là le drame de tous les émigrés de la première génération.
Je peux être fou de pot-au-feu ou de bouillabaisse mais je craquerai toujours pour un "Phở đặc biệt". Je peux être grand amateur de Saint Emilion ou de Volnay mais je n’oublierai jamais le goût d’une bière « 33 » produite par les Brasseries et Glacières d’Indochine (BGI) à Saigon.
Je peux écrire le français mieux que le Français moyen mais mon cœur vibre toujours quand j’ai à poser les accents sur les voyelles, propres à ma langue maternelle.
Je peux être friand de films d’action hollywoodiens ou adorer les chansons de Claude Barzotti mais je ne me lasse pas des séries… coréennes (le cinéma vietnamien est malheureusement d’un tout autre niveau) et je reste touché par la musique de mon pays, que je l’écoute ou que je la chante.
Je peux me retourner sur une belle blonde aux yeux bleus mais je ne pourrai être vraiment heureux qu’avec la femme qui m’appelle « Mình ơi ! ».
 Simplement parce que la culture de mon peuple coule dans mes veines, incrustée dans ma chair, parce que c’est l’éducation que j’ai reçue de mes parents, de mes grands-parents, parce que c’est l’empreinte de plusieurs milliers d’années d’Histoire.
Parce que je suis un Vietnamien. Pris entre deux cultures.
 
Pris entre deux générations

Nos parents et nous, nous faisons partie d’une même vague d’émigrés (même si certains d’entre nous sont partis avant) mais nous ne vivons pas les mêmes souffrances.
Avec nous, nos parents continuent de vivre ce qu’ils ont toujours vécu au Vietnam, la même culture confucéenne, la même éducation asiatique, le même système de valeurs.
Nous continuons de leur parler vietnamien, de leur vouer amour, respect et devoir filial, de prolonger avec eux nos traditions, dans la continuité de la transmission.
Nos parents et nous, nous partageons la même culture, alors que nos enfants sont déjà d’une autre culture. Nos parents n’ont pas à changer de culture avec nous, alors que nous sommes obligés, nous, d’accepter celle, différente, de nos enfants.

Car la transmission s’arrête là. Nos enfants ne parlent déjà plus la même langue et l’éducation que nous essayons de leur donner ne résiste pas longtemps au pouvoir intégrateur du milieu environnant.
Je me rappellerai longtemps, cette scène dont j’ai été le témoin impuissant aux Etats-Unis. C’était lors d’une petite réception entre amis chez un ami. Nous étions près une soixantaine de convives à chanter, danser, faire la fête et puis, vers minuit, nous avions fait une pause pour nous requinquer avec un potage de riz au poulet. C’est à ce moment là que le fils de notre hôte est redescendu avec ses amis et ils se sont installés devant la télévision, c’est-à-dire au beau milieu de la piste de danse.
Et comme ces jeunes gens ne faisaient pas mine de nous laisser, les convives ont commencé, les uns après les autres à prendre congé. Et la meilleure dans tout cela, c’est que, à aucun moment, les parents ne sont intervenus, trop occupés peut-être à faire comme s’ils n’avaient rien vu.
Ce jour-là, j’avais brusquement compris la « dictature des enfants », dans le pays le plus « libre » du monde. Comment aurais-je pu imaginer une chose pareille, avec la marque indélébile de Confucius, omniprésente dans mes gènes ?

De mon côté, quand je vais rendre visite à mes parents, il suffit que ma mère me dise de me raser ou d’aller me faire couper les cheveux, pour que j’obtempère de bonne grâce, juste pour obéir à mes parents, juste pour leur faire plaisir. Alors qu’aujourd’hui, certaines de nos filles se maquillent déjà à quinze ans pour aller à l’école, quels parents ou grands-parents pourraient les en empêcher puisque leurs camarades font de même et que personne à l’école ne le leur interdit ? Que leur répondre quand nos enfants veulent s’adonner à la mode du tatouage ou du piercing ? 
Ma famille ne roulait pas sur l’or et nous avions pris l’habitude de finir nos bols jusqu’au dernier grain de riz, alors que de nos jours, les jeunes n’ont aucun scrupule à jeter la moitié de leur assiette parce qu’ils n’ont plus faim.

J’ai personnellement assisté à des scènes de parents en pleurs, « rabroués » (je ne trouve pas d’autre mot) par leurs enfants. Aujourd’hui, quels parents auraient le courage de lever la main sur leurs enfants, au risque de voir débarquer la police ?
Nous nous faisons donc gronder par nos parents et par nos enfants ! Aujourd’hui, c’est le monde à l’envers et nous marchons sur la tête avec nos enfants, alors que nous continuons de marcher droit avec nos parents.
Quand je vivais encore en France, je faisais l’effort d’aller visiter mes parents chaque année et aujourd’hui que je vis aux Etats-Unis, je vais toujours rendre visite à ma mère (c'est grand, l'Amérique) et en plus, je dois aller en France pour voir mon fils.
Pris entre deux générations.

Le conflit de cultures et de générations

Ceci étant dit, nos enfants ne sont pas ni à plaindre, ni à blâmer. Ce n’est pas de leur faute s’ils sont nés là où ils sont nés, ce n’est sûrement pas de leur faute si personne ne leur a enseigné leur langue maternelle, et ce n’est pas surtout pas de leur faute s’ils s’adaptent plus à leur milieu environnant qu’à leur noyau familial (surtout à l’âge de l’adolescence).
J’ai déjà entendu des jeunes dire à leurs parents : « N’attendez pas de nous de devenir des Vietnamiens. C’est « votre » culture, pas la « nôtre ». Nous sommes Américains ! »
Plutôt être sourd qu’entendre de telles paroles, mais comment pourraient-ils comprendre notre culture alors qu’ils vivent dans un monde basé fondamentalement sur les « libertés » et sur l’argent ?
Comment pourraient-ils accepter d’écouter leurs parents alors que dehors, le monde semble complètement différent ?

Et quelque part, ce sont eux qui ont raison. Car notre devoir de parents est d’aider nos enfants à réussir leur vie et non pas la nôtre, à réussir dans la vie, dans le milieu où ils vivent, et non pas dans le milieu où nous avons vécu. Comment réussir dans un pays sans obéir aux règles du jeu de son environnement ? Et quels parents voudraient que leurs enfants échouent dans la vie ?
Bien entendu, je ne voudrais pas généraliser à toutes les familles d’immigrants mais c’est probablement le cas pour la majorité d’entre nous.
Car le débat dépasse celui des conflits de générations (nous avons eu les nôtres avec nos parents, même si la relation n’était pas aussi conflictuelle), pour s’imbriquer aussi dans un conflit de cultures. Comment se comprendre et s’accepter quand on ne partage pas les mêmes valeurs, les mêmes fondements, les mêmes compréhensions de la vie ?
  
Rien qu’un état d’âme

Bien entendu, le problème est loin d’être simple, même si j’ai beaucoup généralisé et caricaturé pour mieux me faire comprendre. En tout cas, ce ne sont que des états d’âme que je couve depuis quelques années, dans ce qui me relie à mon âme, à ma culture, à mes racines.
Je ne suis pas en colère, pas même amer. Je suis seulement triste, pas de cette mélancolie passéiste, juste triste.
Coincés entre deux patries, entre deux cultures, entre deux générations, nous sommes une génération « sandwich ». Nous n’avons plus derrière nous que des souvenirs et devant nous, l’avenir est bouché.

Mais consolons-nous, ni nos parents, ni nos enfants n’ont ce problème qui, de toute façon, disparaîtra avec nous.
Nous sommes juste une période transitoire, une génération perdue, celle que l’on sacrifie pour pouvoir tourner une page de l’Histoire. Afin que nos enfants et nos arrières-enfants aient une chance de réussir là où ils vivent, là où nous avons, nous, échoué (dans les deux sens du terme).

Si cela pouvait être le cas, nous en serions plus que satisfaits. Merci mon Dieu, merci Bouddha, merci nos ancêtres.

Yên Hà, mars 2012

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